Islamisation et radicalisation des jeunes issus de l’immigration coloniale maghrébine : quelques repères

Disons le d’entrée, c’est l’histoire coloniales qui a fixé le cadre conceptuel des relations France/Maghreb et un ensemble de facteurs dont dépendent les rapports sociaux en France aujourd’hui. Cela a conduit à des formes singulières de mise en mouvement et d’apparition de populations, telles  les « circulations migratoires » coloniales et post coloniales, à présent « l’islamisation ». Appréhender le processus d’islamisation et les stratégies mises en œuvre par les jeunes issus de l’immigration coloniale maghrébine, oblige à saisir les processus historiques d’où provient la configuration d’aujourd’hui et les dispositions d’action incorporées par ces catégories.

Il faut revenir à l’histoire des parents. Après s’être arrachés au pays d’origine, ils ont construit un « projet migratoire » fixé sur le retour. Il sera stoppé par les enfants, ouvrant sur l’histoire singulière de leur intégration sous des modalités originales. Elle se forme avec l’incorporation de dispositions d’action stratégique dans un champ socio culturel et dans une conjoncture de crise où leur ont été transmises les normes de la société d’accueil, articulées à des éléments découlant du passé colonial et d’histoires antérieures. Pourtant, l’accusation d’une non intégration ne cessera de les poursuivre. Le procès qui leur est fait relève de ce fait social: bien que socialisés sur le sol français, ils vont faire l’objet d’un immense chantier visant à conformer leurs dispositions d’action en regard de la nouvelle donne économique installée depuis le milieu des années 1980. Une immense « chirurgie sociale », disait Abdelmalek Sayad. L’opération sociale voulues par les nouvelles politiques urbaines était d’en faire une génération « intégrée » mythique, une façon particulière de traiter un cas particulier de la reproduction sociale dans l’ordre économico-social, c’est à dire orientée vers l’ensemble des catégories populaires et ouvrières.

Dans ce cadre, le registre religieux sera surtout un « islam de bricolage », fondé sur le mélange culturel, notamment sur le plan langagier et les socialisations secondaires territorialisées, correspondant aussi aux ruptures adolescentes, nourrie de violences anti-institutionnelles et des bagarres du samedi soir. Dans ce contexte, la référence religieuse interviendra comme principe d’opposition installé dans un éclatement qui recoupe la fragmentation des individus, avec des sous-cultures, des sous-groupes, etc. L’histoire ne s’y transmet plus entre les générations: les pères n’expliquent plus ce que signifie le 17 octobre, ni leur rôle, celui des immigrations dans le développement économique français. Il ne se transmet plus d’histoires qui structuraient auparavant les dominés.

Les jeunes s’attribueront une identité musulmane sous des formes très diverses : le port du voile, le « hidjab », peut recouvrer d’autres dimensions de la vie sociale et d’autres pratiques que religieuses. Plus encore, il peut avoir une connotation en tant que « valeur » référée à des canons esthétiques ou de distinction. Les filles peuvent avoir recours au maquillage et être accompagnées d’amies non musulmanes portant le hidjab, par effet de mode ou pour faire « comme les copines ». On a donc eu affaire à une « islamisation » relative qu’il est faux de renvoyer à une cristallisation anti-occidentale. Dans la pluralité des formes sociales produites par la relation social/religieux, cette dernière est approximative et flexible. Non seulement les pratiques de religiosité s’y déclinent sous des modalités éclectiques, mais s’y agrègent des stratégies et pratiques de différenciation. La pratique religieuse est un recours qui varie selon le statut social, le mode de socialisation et les capitaux culturels des groupes qui s’en revendiquent. De ce point de vue, les comportements « ethniques », qui ethnicisent les rapports sociaux, sont souvent plutôt le fait de catégories sociales moyennes et moyennes hautes, car « faire de l’ethnique », c’est à dire cultiver des particularismes ethniques, est un luxe qui nécessite à la fois des moyens intellectuels et financiers. Par ailleurs, ces constructions identitaires se sont connectées à un « marché des identités » où les effets de mode sont transculturels à travers les « nouvelles technologies de la communication » ; par conséquent, les influences extérieures au Maghreb participent largement à ces constructions identitaires bricolées. C’est pourquoi les modalités d’appropriation des croyances et des pratiques religieuses peuvent se soumettre à une « transcendance absolue de Dieu » : l’on peut mourir pour Dieu et même mourir au delà de la raison donnée par Dieu, surtout quand pour certains militants islamistes celui-ci « se trompe » ou « a tort » ; de nouvelles interprétations viennent ainsi nourrir le radicalisme et la violence face aux transformations des modes de vie, de la reproduction sociale et de la reproduction de la force de travail.

L’islam des jeunes participe de cette grande transformation de la diffusion des idées dans l’espace monde. Le câblage universel, les réseaux Internet, la télévision où de nombreuses fatwas sont délivrées – la chaîne Al-Jazeera, très regardée en France, propose aussi une chaîne pour les enfants –, les réseaux transnationaux de solidarité, l’émergence d’intellectuels diasporiques, tout cela construit un Islam de plus en plus mondialisé par lequel transitent des pratiques et des comportements instrumentalisant l’Islam à des fins politiques et ses sponsors. Il y a un usage social de l’islamisation mais aussi des usages contradictoires. L’islam constitue un noyau dur toujours au cœur des retours d’histoire toujours présent dans les imaginaires. Pour désigner ou stigmatiser ces catégories sociales dans les quartiers, on pense toujours à l’Islam.

On a oublié que la colonisation a enfermé le Maghreb sous statut musulman. Les musulmans ont été enfermés dans les statuts d’indigènes puis dans le fameux deuxième collège. En ce domaine, la décolonisation du Maghreb n’est pas terminée, car l’intériorisation de l’appartenance religieuse s’est poursuivie et s’est même renforcée dans la résistance et dans le mouvement national. De ce fait, il n’existe plus aujourd’hui en Algérie – et au Maghreb – que des nationaux musulmans: hors société civile, la citoyenneté est prise sous statut musulman. Et d’ailleurs la colonisation a mondialisé cette contradiction qui demeure dans la violence du chaos au Moyen Orient. On ne répétera jamais assez que la colonisation a bloqué l’évolution des sociétés colonisées vers une émancipation civile et politique en les maintenant sous statut confessionnel et ethniques. L’enfermement dans le statut musulman rejaillit aujourd’hui. Il se prolonge à présent dans les imaginaires, relayé par les médias qui évoquent ainsi les « jeunes musulmans », les « jeunes d’origine musulmane » ou les « Français musulmans ». L’islamisation est donc largement en France un effet de retour colonial de cette assignation religieuse par le statut de colonisé incorporée au nationalisme et dans l’espace monde.

En fait, la perception de l’immigration comme musulmane est récente. Il ne faut pas faire d’anachronisme par islamisme rétroactif. Dans l’entre-deux-guerres, on relève peu de conflits relatifs aux pratiques vestimentaires et alimentaires, ni sur l’alcool et le tabac, voire sur la charcuterie, y compris dans les écoles: c’est le père qui donne l’exemple! Mais au Maghreb, l’islamisation a une signification nationaliste ; c’est surtout le mouvement national algérien qui a imposé le boycott du tabac et de l’alcool et rappelé la rigueur publique du ramadan après les indépendances. S’ensuivra une islamisation établie dans la désillusion nationale. A partir des années 1970, elle sera l’œuvre de jeunes convertis de la petite intelligentsia issue de l’immigration ou avec celle venue du Maghreb ou d’ailleurs, sinon parachutés. La période qui succède aux années 1970 sera donc une phase d’intériorisation des stigmates et des effets de marquage des jeunes issus des immigrations qui habitent dans les périphéries urbaines des métropoles. A ce titre, ils relèveront de l’ethnicisation d’espaces d’exclusion, s’ajoutant à l’enfermement religieux.

Il faut donc distinguer deux périodes : fin des années 1960 jusqu’en 1990, et depuis 1990. La première correspond à l’installation des enfants dans les bidonvilles. Les jeunes les jeunes issus de l’immigration coloniale maghrébine apprennent à y survivre. La scolarisation est vécue comme un échec. Parlent arabe devant des instituteurs qui peuvent être parfois d’anciens « pieds-noirs », ils intériorisent ces difficultés quotidiennes familiales et scolaires. Pourtant, c’est par un travail politique qu’ils vont s’orienter vers l’arrêt du projet de retour de leurs parents et revendiquer dans l’espace publique un statut de citoyenneté  nationale. A partir de 1968, au contact des organisations politiques et de certaines associations caritatives telle ATD-Quart monde, ils vont se « politiser » et porter la revendication du droit et au savoir. Ils demandent des moyens et des droits politiques. La « Marche pour l’égalité » de 1983, est menée dans cette perspective. La réponse de l’État sera dénoncée pour son caractère de redoublement des dispositifs coloniaux. Avec la « Politique de la Ville », l’État a organisé la sélection d’élites en leur sein, minimisant leur promotion aux niveaux subalternes des dispositifs « ville ». Les jeunes verront dans ces dispositifs une modalité nouvelle d’enfermement social. Plus encore, la mise en œuvre alimentera dans leurs rangs un fort ressentiment sur lequel s’est enclenché un processus progressif de désaffiliation qui connaîtra son apogée dans les années 1990.

Le processus commence en 1983. Pensés comme lieux de défoulement et d’épuisement de l’agressivité, les Maires vont, par exemple, encourager la création de clubs de boxe américaine. Leur était assigné en somme une fonction de maintient de l’ordre, tâche dont les animateurs de clubs étaient investis. C’est déjà la préfiguration des « grands frères » et des imams illustrant le problème de la recherche de l’encadrement endogène des jeunes qui sera la pratique constante de l’État et des Maires dans les communes. Quand les animateurs abandonneront les clubs pour ouvrir des mosquées, c’est au nom de ces mêmes objectifs que les Maires vont les soutenir. Nourris de convictions culturalistes très en vogue, vieille réminiscence de l’imaginaire colonial – il faut s’appuyer sur les valeurs dont seraient porteurs les catégories issues des colonies –, ils « pensent la pratique religieuse comme susceptible d’entraîner la sagesse et de maîtriser la violence des jeunes.

La seconde période correspond au début du désenchantement, de la déception, qui conduira à des formes concrètes de « fuite » et de désaffiliation. Les jeunes disent : « Ça suffit ». Non seulement ils considèrent n’être pas acceptés comme nationaux et que leurs droits déniés. Plus encore, ils estiment avoir été trompés par l’Etat. Alors que le chômage se développe – beaucoup d’enfants n’ont jamais vu leur père travailler –, les promesses ne sont pas tenues, surtout en regard des efforts qu’ils pensent avoir accomplis: « notre loyauté n’a pas été payés en retour » disent-ils. Du coup, nombre de jeunes vont troquer les jeans et leurs revendications politiques pour la gandoura et le prêche à la mosquée, comme le fera pour sa part la mascotte de la Marche pour l’égalité, Toumi Djaidja. La religion devient le moyen de survie et la revendication culturelle à connotation islamique un défi lancé en direction de la société laïque française ; les jeunes vont tenter de négocier leur statut et leur place dans une logique communautaire en tant que moyen de porter des revendications spécifiques.

1 – L’islamisation se produit donc dans une conjoncture où les jeunes s’orientent vers une logique de réparation ; une sorte de « dette coloniale » comme revanche sociale. Par rapport à leurs parents, la dette coloniale constitue une dépossession radicale. Ils y sont compromis par héritage, correspondant pour eux à un déficit de capitaux. Capital d’abord scolaire puisque leur insertion à l’école française ne pouvait bénéficier des acquis que le système colonial avait refusés à leurs parents. Carence en capital de nature pécuniaire, mesurée par rapport l’appropriation coloniale des surplus de valeurs produite par la société indigène. Déficit symbolique enfin, se traduisant dans leur vie quotidienne par une précarité potentielle sans cesse réactualisée dans la variété des stigmates dont ils étaient l’objet. En somme la dette coloniale s’apprécie par la distance qui sépare les jeunes de choix possiblement réalisables dans la société « d’accueil », mais réservés aux « nationaux ». Cela se prolonge aujourd’hui. Difficile dans ces conditions de leur faire admettre qu’il leur faut d’abord « se serrer la ceinture pour avoir plus ensuite » ! Le remboursement de la dette coloniale est un droit de propriété, comme l’est le droit social. La précarité les jeunes, non de façon raisonnée et consciente bien sûr, à rétablir par eux-mêmes ces capitaux qu’ils estiment leur être dus, une sorte de rattrapage, à leur yeux licite puisque comme ils le disent, « rien n’a été fait pour nous ». D’où des répercussions négatives sur le bien-fondé des normes collectives, dans la mesure surtout où elles ne cessent de contrecarrer leurs stratégies de reconstitution des « capitaux dus ».

2 – Les jeunes pratiquent un « exode symbolique ». Ils quittent mentalement et spirituellement la terre d’accueil pour faire exister autrement leurs affects dans une sorte de yo-yo symbolique entre l’ici et l’ailleurs. De cet ailleurs, les jeunes transportent ce qu’ils pensent connaître de leurs origines, notamment à travers la religion. Ils y transportent également la violence et une forme de radicalisation en France ; la congruence entre le type de socialisation reçue par les jeunes et l’islam commencera ainsi à agir pleinement. Ils ont été socialisés dans des contextes où la violence est présente et a acquis une légitimité. Plus encore, l’islam est fréquemment associé à la violence, notamment dans les médias qui projette une représentation violente de l’islam. Ils peuvent donc transférer leur violence dans l’Islam donnant forme à des pratiques que l’on nomme souvent, par contre sens « islam radical » ou « intégriste », or il s’agit d’abord d’un islam de distinction et d’affirmation d’identités fluides, dont la réalité s’éprouve dans la violence et l’investissant d’une promesse de reconnaissance sans se soucier de la normativité des actions face à la société légitime.

3 – La question qui se pose n’est pas celle de l’intégration ; les jeunes sont intégrés, mais dans la marginalité ! Autrement dit dans des rapports sociaux inégaux. La violence s’inscrit dans ce rapport et ses formes matérielles en dépendent. Intégrés ils le sont dans leurs pratiques stratégiques qui mobilisent la valorisation comme paradigme de l’économie des pratiques dont l’objet est d’abord de produire des « valeurs » : lutte pour les capitaux, hiérarchie et différenciation sociale, prestige individuel, etc. Les pratiques de religiosité et leur utilisation correspondent à ces pratiques de valorisation et de distinction dans l’espace social.

4 – A partir des années 1990 s’ouvre un nouvel enfermement lié à des continuités d’État sous dépendance d’un mouvement générationnel de plus longue durée, inscrit dans le processus de « classe moyennisation » commencé dès la fin du XIXe siècle ; d’un « bloc historique » pour parler comme Karl Mannheim. Mai 1968 en fut le révélateur singulier et le moment d’irruption d’une élite sociale et politique, exécutant son projet historique. Ce projet, déclarant obsolète la vieille « Éducation populaire » où s’étaient formés les générations précédentes, y compris en partie les jeunes issus de l’immigration, détruisait en même temps le filet associatif fondé sur les pratiques de solidarité et les formes antérieures de régulation. Elle confortait du coup ceux qui, au sein de la hiérarchie politico étatique, avaient intérêts à faire vivre ainsi la « deuxième génération » : création de corps d’encadrement nouveaux et plus spécialisés, technologie sociale etc. Étrangers aux continuités d’État de longue durée, venant disputer la prépondérance du mouvement générationnel de 1968, les jeunes issus de l’immigration coloniale s’y sont asphyxiés. Ils n’ont eu d’autre choix que l’instrumentalisation par la génération intellectuelle issue de 1968 ou le repli communautaire. L’injonction « intégrer-vous ! », résultait donc d’un projet étatique qui a encouragé une déconnexion partielle avec l’autre partie de la jeunesse ouvrière. L’État mobilisera cet aspect de façon massive dans les dispositifs de politiques publiques, pour interdire toute trans-croissance du mouvement « beur ». Et dans cette compétition inégale le mouvement générationnel balbutiant va être déconstruit pour être reproposé en mouvement de la « deuxième génération » à « intégrer » ! Rupture fabriquée par l’État, prolongée en une balkanisation, une atomisation des jeunes et la sélection en leur sein d’élites attachées à l’État. Ce dernier a introduit une concurrence avec des structures associatives directement crées par les préfectures. Rupture fabriquée donc par un travail de l’État émanant d’une option – adaptation à la mondialisation – qui a concentré la question sociale dans les quartiers d’urbanisation prolétaire de la ville. Elle a entraîné la dispersion des jeunes et la déconstruction de la dynamique d’un mouvement prenant sa source dans une sorte de catégorie-classe en formation et nourri des conflits entre différentes générations d’expériences militantes.

5 – Le rapport que les jeunes issus de l’immigration entretiennent avec ceux qui cultivent, ou pas, un particularisme sémite, est inédit. Il ne se calque pas sur l’antisémitisme traditionnel, christologique, qui a entraîné les pogroms et servi de support au génocide. Cet antisémitisme là n’a pas existé dans les sociétés du Maghreb où les Juifs berbères de culture arabe et les berbères musulmans dans des villages du sud algérien pouvaient même être frères ou sœurs de lait. Cela ne signifie pas que les rapports sociaux n’étaient pas nourris par des conflits entretenu sous un cadre religieux auto justificateur. Les rapports complexes entre juifs et musulmans en Andalousie d’avant la reconquête sont d’abord à référer aux hiérarchies communautaires et aux intérêts qu’embrassent en leurs sein les catégories dominantes. En Algérie, les juifs porteront les stigmates sociaux et ethniques, tant par rapport aux « européens » qu’aux musulmans, résultant de la séparation. Cette séparation proprement coloniale a duré jusqu’à la fin et s’est installée définitivement à partir de 1947 lors de la discussion sur le statut de l’Algérie. On trouvera à la fois une familiarité dans le travail et, ce qui a toujours existé, une différence d’habitat. Dans la journée, les « indigènes », les juifs et les européens peuvent être mélangés dans le travail mais pas dans l’habitat. Cette séparation correspond à la division entre coloniaux, auxquels les juifs sont assimilés, surtout après 1950 quand il seront appelés indistinctement et paradoxalement « pieds noirs » et algériens, séparation en tout cas caractéristique de représentations subordonnant les populations sous statut confessionnel.

Aujourd’hui on assiste à la construction d’un nouveau type de rapport, de nature inter ethnique, dont ne rend pas compte historiquement et conceptuellement la notion d’antisémitisme. C’est une situation nouvelle du point des relation inter ethniques qui trouvent d’abord ses racines dans le conflit israélo palestinien. Vivement ressenti par les jeunes des banlieues françaises, cette configuration a joué un rôle dans leur parcours d’islamisation. Elle se cumule avec la profondeur de la discrimination coloniale qui se prolonge aujourd’hui avec une frustration maximale, frappant notamment la petite intelligentsia qui se rend compte de l’inégalité : l’islamisation d’aujourd’hui renvoie au ressentiment et à la frustration produite par cet enchaînement d’enfermements, maximisé par l’histoire ancienne et récente, jusqu’à devenir une source psychologique interne de la violence.

Aujourd’hui, l’évolution d’un certain nombre de ces jeunes issus de l’immigration coloniale maghrébine vers le radicalisme islamiste sous sa forme terroriste est contingente à l’apparition de Daesh. Elle constitue au début une opportunité pour sortir de l’enchaînement des enfermements qu’ils vivent. Il n’y aurait pas eu de « terrorisme djihadiste » si Daesh ne s’était construit dans le contexte de désarticulation des États du Moyen Orient suite aux guerres occidentales ! Le phénomène, avec ses pratiques kamikazes, est purement Syrien. Il n’est pas français ; il n’advient qu’à partir des techniques d’embrigadement et de manipulation mentale propres à Daesh. Sans cette contingence, le processus d’islamisation comme sortie de l’enfermement historique de ces jeunes issus de l’immigration coloniale, suivi par des cohortes de jeunes convertis, aurait connu en France et en Europe d’autres développements : formes exacerbées de délinquance, mafias, etc. Mais avec elle se sont ces deux formes qui vont désormais se conjuguer !

« Expressions, interprétations de l’Islam dans les quartiers d’urbanisation prolétaire en France » in Approches de l’Islam, « Les actes de la DEGESCO, IISMM, EHESS, Paris, Déc 2006

Actes DEGESCO

Avec cette étude on ne quitte pas le Maghreb, ou plutôt l’Algérie, par la portée de son histoire à saisir les facteurs socio culturels du mouvement actuel d’islamisation en France : tant l’histoire de sa construction nationale que celle qui lui est antérieure. C’est à la fois l’histoire qui, par le déplacement du capitalisme atlantique, va « disqualifier » la Méditerranée et préparer des configurations « favorables » à l’instauration spécifique des rapports Nord/Sud contemporains: autrement dit, résultant de développements socio historiques que nous appelons « colonisations ». Il s’agit donc d’une histoire « exemplaire », en tant qu’elle fixe le cadre conceptuel des rapports France/Maghreb et appréhende un ensemble de déterminants qui pèsent sur la mise en forme des rapports sociaux en France aujourd’hui. Notre hypothèse est qu’ils ont conduit à des types de mise en mouvement et des formes d’apparition de populations, tels les « circulations migratoires », coloniales et post coloniales, ou à présent « l’islamisation ». Ainsi, avec les immigrations post coloniales, on reprend l’inspiration de Abdelmalek Sayad qui considérait l’immigration algérienne comme « exemplaire », d’abord de l’immigration coloniale et post coloniale, mais plus encore exemplaire de la condition d’émigré et d’immigré, d’Algérien et de Français, ce « paradoxe de l’altérité » propres à toutes immigrations (Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, Éditions universitaires/De Boeck, 1991).

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