L’Espagne complexée : Catalogne, national-régionalisme et nationalisme espagnol


Le vote du 21 Décembre a donné à nouveau la majorité au catalanisme favorable à l’indépendance. L’après scrutin est chaotique, marqué par les péripéties en vue de la formation du Govern et l’élection de son Président, l’application de l’article 155 et la judiciarisation musclée du conflit avec des centaines de mise en examen d’élus et, pour finir, l’incarcération d’ex-ministres indépendantistes devenus pour les uns des « prisonniers politiques » ou des « politiques prisonniers » pour d’autres; le « proces catalan » révèle le long et difficile chemin visant à faire exister « un pays », la Catalogne, mais aussi sa réfutation exaltée lors des concentrations massives « pour l’unité du pays » à Madrid et Barcelone. Tout cela manifeste plus encore le colossal ratage socio-politico-historique et anthropologique de la « transition démocratique », mettant en défaut les thèses optimistes de la transitologie. Les ressorts anthropologiques qu’elle promettait de remplacer n’ont pas été modifiés de façon substantielle.

Je représente ici le résumé des arguments que je défends dans les débats avec certains de mes collègues universitaires et amis de la péninsule ibérique, sur la Catalogne, sur la question nationale et le « droit à décider » : une adaptation notionnelle du droit universel d’« auto-détermination » au contexte nouveau de l’émergence des régionalismes. Sans qu’il soit nécessaire de les exposer, on devinera aisément à quelles positions ces arguments répondent. Certains contestent en effet la légitimité du « proces » par rapport à une dette de la Catalogne envers une Espagne qui a commencé à s’inventer seulement dans la seconde partie du 19ème siècle. Cette expression que l’on entend souvent, « la Catalogne nous doit », est très curieuse car il s’agit de bien d’autre chose. Ce n’est qu’au 20ème siècle qu’une Espagne est pensée comme État national centralisé, d’abord par José Antonio Primo de Rivera qui prétendait faire de son Espagne un destin commun projeté dans l’universel, puis ensuite dans la douleur à travers les mises en scène orchestrées sous la poigne de fer de Franco ; c’est à dire à travers la répression saigneuse du régionalisme dans la péninsule ibérique, thème dont la seconde république avait commencé à s’emparer, dans la douleur aussi puisque c’est la droite républicaine qui proscrira l’auto gouvernement dans les régions, notamment après l’opération Campanys en Catalogne. L’octroie du statut d’autonomie basque en 1936 se fera dans l’urgence, avant que le régime franquiste mette cette question entre parenthèses au profit du fameux projet de « grande Espagne », « l’Espagne de toujours » !

Il y a encore des gens qui croient que l’Espagne existe en continuité depuis les civilisations européennes, l’Hispanie romaine, les invasions barbares et le royaume wisigoth, qu’Al Andalou serait une parenthèse dans une Espagne mutilée! D’autres sont convaincus qu’Isabelle Ière de Castille et Ferdinand II d’Aragon l’ont réalisée, notamment après avoir « re-conquis » l’Andalousie. Cette approche est inexacte car anhistorique. La « Reconquista» repose sur une fable qui a la vie dure, sa fonction est idéologique et auto-justificative d’une Espagne de toujours. Sauf à la présenter en restauratrice mythique et anachronique d’un Empire Romain d’Occident qui n’existait plus, Isabelle la catholique n’avait rien à « reconquérir » puisque l’Andalousie n’avait appartenu à aucune couronne de sa lignée des royaumes du nord et du centre où les conflits entre Chrétiens et « Maures », comme ils sont encore appelés, avaient commencé bien avant la prise de Grenade. Elle aspirait plutôt à « conquérir ! » les terres habitées après les colonisations impériales antérieures par les peuples berbères, Almoravides puis Almohades. Venus des montagnes du nord occidental de l’Afrique, ils y avaient réalisé l’unité politique du Maghreb et Al-Andalu. On parle déjà de guerre sainte contre les royaumes chrétiens, mais les périodes de trêve n’ont cessé de favoriser le commerce transfrontalier et inter-communautaire. Plus encore, butins et commerce étaient complémentaires ; les échanges de biens et de personnes ne cessaient jamais, seules leurs modalités changeaient en fonction des circonstances politiques et militaires. Au Moyen Âge, les royaumes musulmans et chrétiens ne peuvent se penser l’un sans l’autre, l’opposition chrétien/non chrétien y était fonctionnelle ! Aussi, ce qu’on appelle bêtement « Reconquista » était tout bonnement une opération de conquête coloniale contre les berbères de l’Andalousie, lesquels mêmes arabisés n’ont jamais construit d’empire, et pour leur expulsion ainsi que celle des juifs: juifs arabisés dont les berbères judaïsés. Pas facile de faire comprendre à un andalou d’aujourd’hui ou à un « hermano mayor » d’une confrérie catholique de Séville qu’il descend de colonies de peuplement suite au renouvellement des colonisations impériales ; un renouvellement qui a ouvert sur ce qui fut la première phase d’un nouveau type de colonisation à travers la capture des océans et des terres adjacentes, suivie par la seconde phase de l’ère moderne

De n’avoir pas été résolue auparavant, la question nationale resurgit aujourd’hui dans ce contexte de continuité fantasmée, imposée par le Parti Populaire (PP) et secondairement par le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), d’un État national idéal-typique qui n’a jamais existé ; y compris sous la férule du « Généralissime », n’en déplaise à la chanteuse Marta Sánchez, louangée par la classe politique et les médias de la péninsule après avoir commis des paroles sur la partition de l’hymne « national » officiel. Elle a plutôt démontré magistralement pourquoi l’initiative était chimérique. Car l’étatisation des peuples, leur rassemblement dans un seul État et dans un seul peuple apte à produire un État national ne s’est pas accompli dans ce territoire appelé aujourd’hui Espagne ; les peuples hispaniques n’ont pas accédé à cette conscience d’un destin commun attendue et voulue par José Antonio Primo de Rivera. Ce qui se donne à voir lors de manifestations de liesse « nationale » – pour avoir gagné par exemple le « championnat du monde » de foot –, constitue le miroir inversé de cette réalité d’où proviennent précisément les conflits d’aujourd’hui.

On assiste a cette originalité curieuse d’une histoire ancienne qui se refuse à elle-même et suspend toute intelligence socio-historique. Nous sommes loin du constat cher à Fernand Braudel de l’envahissement du passé lointain dans le présent, plus encore de la pensée d’un Claude Lévi-Strauss ou de la perception philologique d’Edward Saïd pour le Don Quijote de Cervantes ; ce n’est pas pour rien en effet qu’il cherchait obstinément à retrouver le passé derrière le présent. Dans le présent social, politique et économique gisent différents types et différents niveaux anciens d’intégration historique. La régionalisation des conflits en relève évidemment ; ce que l’on appelle « conflits locaux » ressortent à ce régionalisme national plus ou moins étatique calqué symétriquement sur la perte de centralité actuelle de l’État par le déplacement des centres de pouvoir, de décision et de « gouvernance ». Ils ressortent aussi aux métamorphoses des guerres du passé, celles des « marchés » et des intérêts qu’ils transportent. Il existe dans les Espagne une harmonie dialectique entre les déterminants socio-historiques et les mutations dans le champ économique ; c’est une modalité sous-jacente à la consolidation des régionalismes à visée nationale étatique et non un dépècement progressif et continu des autres régions tel que d’aucun semble le problématiser. De même quant au mouvement de mise en adéquation de l’appareil industriel et de sa modernisation dans les années 1960 ; que l’on se rappelle aussi sur ce thème les efforts du Président Maragall appuyé à l’époque par le Maire de Montpellier Georges Frêche, porté par l’attribut de « région historique » depuis la « Mancomunitat de Catalunya », pour faire revivre les territoires de la couronne d’Aragon. Il faut par conséquent élargir le cadre d’analyse au delà du périmètre territorial proprement ibérique pour s’affranchir d’une « fabrication » de l’Espagne selon un schéma taillé à la mesure de la Catalogne. Le régionalisme espagnol ne procède pas simplement de la représentation imaginaire d’une Espagne dominée par la Castille largement entretenue par Enric Ucelay de Cal, ni même de l’idée d’un expansionnisme catalan de type impérialiste, théorisé par Fransesc Cambò, Prat de la Riba ou Eugenio d’Ors. On oublie que ce fut d’abord une réponse spécifique au contexte international marqué par un expansionnisme d’inspiration fasciste auquel participe le régime franquiste, poursuivie ensuite par la tentative historique d’un positionnement pensé comme construction d’une unité culturelle catalane face aux autres composantes franquistes de la péninsule ibérique. C’est aussi une tentative qui cherche à profiter de la pratique européenne vis-à-vis des régions, laquelle embrasse tant les formes impériales austro-hongroises, qu’allemandes ou britanniques, afin de dépasser le modèle centralisateur français et inspirer ainsi la vie politique et administrative dans l’État espagnol.

Ceci est important, car la singularité ibérique, visible depuis le 19è siècle, d’un pluralisme national excluait l’existence d’une doctrine nationaliste et, du coup, de toute harmonisation nationale, encore moins sous les plis d’un projet impérial dominé par la « seule vraie nation que serait la Catalogne » comme l’affirmait et le souhaitait Fransesc Cambò. C’est pourquoi la distinction entre « nation » et « région », développée par celui-ci et mené par le catalanisme s’est finalement cristallisée sur des projets régionalistes qui ne sont jamais vraiment parvenu à résoudre la question nationale sur le territoire ibérique, ni la question de l’« État espagnol ». La constitution de 1978 prend acte de cette situation et l’a ainsi figé ! Le « proces » catalan actuel prolonge donc le débat sur le choix d’une issue sous des formes institutionnelles en intensifiant le statut de « région historique » pour celles disposant d’une « langue propre » avec droit de veto au sénat, un droit reconnu en 1932 pour la Catalogne, en 1936 pour l’Euskadi, en 1939 pour la Galicie et réclamé par l’Andalousie. En Catalogne, le durcissement commence en 1984 après l’opposition du gouvernement PP au nouveau statut d’autonomie et son annulation par le Tribunal Constitutionnel après le référendum de 2006 où il fut pourtant acté par 73 % des électeurs catalans. Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) avait appelé à voter contre un projet de statut très en deçà de l’espérance d’une république indépendante et de l‘expression démocratique d‘une « nation catalane » calquée sur la normalité politique de l’État-nation telle que formulée par son dirigeant Jose Lluis Carod Novira. Il s’agit d’un nationalisme qui entend distinguer constitutionnellement Nationalisme et Régionalisme, enveloppant de même la notion d’Archipel pour les Baléares et les Canaries. L’expérience historique fut relayée au Pays Basque par un nationalisme « dur », qui reconnaît et accepte cependant un « nationalisme espagnol », orienté vers un statut de « libre association » identique à celui de Porto Rico. Quant à la conception catalane, beaucoup pense encore qu’elle prolonge aujourd’hui celle de Fransesc Cambò d’un expansionniste catalan via le « proces » indépendantiste, or cela n’existe pas, même dans ERC, pas plus dans l’ex CIU ni a fortiori dans la CUP. Elle serait bien plus dans celle d’une « Euro région » insérée dans un mouvement social et politique où l’autonomie régionale s’inscrit dans le projet européen de « subsidiarité » et de « nouvelle gouvernance ». Certes, j’admets que des intellectuels catalanistes puissent cultiver encore leurs particularismes à travers un culturalisme idéologique méta historique catalan, accompagnés évidemment de groupes et de strates d’individus moins dotés, auquel répond une aversion symétrique des catégories équivalentes à Madrid. La détestation réciproque est régulièrement célébrée, notamment, lors des rencontres entre le Barcelone Football Club et le Real Madrid : une figure imposée, ritualisée et imbécile, quasi cérémoniale, dont se repaissent les médias espagnolistes.

  Étrange d’entendre que le nationalisme ne peut être de gauche! Aussi étrange que si l’on disait que la république ne peut être de gauche. Susana Díaz, présidente de la région andalouse, dans ses habituels meetings cultive aussi cette thèse à mon sens anti-historique, plus encore le jugement est hâtif, peut-être seulement explicable par son inculture politique et son tropisme anti catalaniste. C’est globalement faux car il convient de contextualiser le nationalisme dans une pluralité de situations historiques ; des nationalismes de gauche et de droite ont existé et il en existe encore, comme pour la république! C’est également anachronique, car le jugement tend en effet à rabattre le mouvement historique de formation des États-nation et leurs productions identitaires nationalistes sur le « national régionalisme » actuel avec lequel il n’a rien de commun. C’est oublier aussi les nationalismes développés à partir des empires coloniaux et les guerres d’indépendance. Les mouvements de libération des colonies n’obéissaient pas à  la même logique que celle des mouvements nationalistes européens du XIXème ; ils étaient anti-impérialistes et inspirés par un nationalisme de gauche, plus ou moins marxisant, pour la libération nationale. Les Fronts qui les constituaient, parfois interclassistes, étaient toutefois toujours contrôlés par la gauche. Le nationalisme défendu par ERC, une organisation politique de gauche fondée en 1931 avec la seconde république, n’est pas conçue comme lutte de libération nationale d’un peuple en situation coloniale, au contraire des organisations de la gauche abertzales, politiques et politico militaires, du Pays Basque qui ont longtemps développé cette analyse et, pour certains, véhiculé les options raciales depuis Sabino Arana et ses affidés (lire ici). Ce n’est plus le cas aujourd’hui ; les apports de la connaissance, les mutations conceptuelles et institutionnelles introduites par le processus européen ont eu raison de ces conceptions.

On est maintenant en présence de ce que je nomme « national régionalisme », qui peut être de droite et de gauche. En Catalogne, au Pays Basque, en Galicie ou en Andalousie, il est revendiqué par la droite et la gauche, séparément ou dans le cadre d’alliances conjoncturelles. Dans ces conditions de rupture avec l’ancien nationalisme, le « nationalisme régionaliste » possède par conséquent une vocation de gauche faisant clivage par son programme social avec les droites nationalistes néolibérales. Ce « national régionalisme » signifie que la question problématique de l’« État espagnol » pourrait se résoudre aisément dans le cadre d’institutions fédérales ou, pourquoi pas, confédérales. Or, uniquement envisagé de façon programmatique par Podemos ou du bout des lèvres et de façon tactique par le PSOE, un tel modèle, parce qu’il requiert une réforme constitutionnelle, est foncièrement chimérique tant que pèse l’influence franquiste dans les institutions politico-étatiques actuelles. La convocation d’un référendum négocié sur l’indépendance préconisée par Podemos était une autre solution. Il pouvait ce concevoir de deux façons : soit un référendum d’indépendance immédiat fondé sur une exigence de participation et l’élévation de la majorité à 60 % des votes exprimés ; les courants favorables à l’indépendance l’auraient assurément perdu : soit du type négocié pour la Nouvelle Calédonie ; avant d’être finalisé en novembre prochain le processus référendaire aura duré vingt ans ! S’il est décidé, le statut d’indépendance permettra à la Nouvelle Calédonie de garder des liens avec l’État français dans le cadre d’une « libre association » en accord avec les critères européens et internationaux. Ce dernier aspect est crucial car la coagulation des équilibres géopolitiques ne laisse plus de place pour un nouvel « État national » dans le « concert des nations » ; les palestiniens en font l’amère expérience. De ce fait il n’existe pas plus d’espace pour un État-national catalan classique. Les indépendantistes catalans n’envisagent pratiquement jamais la question sous cet angle, d’où les erreurs qu’ils commettent. Cependant, ces dernières représentent peu comparées à l’aveuglement quasi congénital du PP pour qui le règlement politique de problèmes politiques est très éloigné de ses schémas de pensée.

L’option idéologique « le nationalisme n’est pas de gauche » vient d’être plaidée en ce mois de mars 2018 par Felipe Gonzáles à travers son rejet du référendum au Sahara Occidental, position pourtant maintenue par lui même jusqu’en 1983 au moins. Coutumier des reniements, il parjure ainsi les orientations du PSOE adoptées au congrès de Suresnes en juillet 1974. Celles-ci reconnaissaient le droit à l’auto-détermination des peuples en lutte pour leur indépendance. Laissant ouverte l’hypothèse d’une République Fédérale Espagnole, cette reconnaissance s’appliquait aussi aux régions évincées de la vision franquiste de l’État. Plus encore s’agit-il d’un reniement honteux en forme de louange inconditionnel au nationalisme du régime marocain ! Dans le même esprit, le discours de l’ex secrétaire du Parti Communiste Espagnol, Francisco Frutos, lors de la concentration du 29 octobre 2017 à Barcelone aux côtés de la très droitière organisation Sociedad Civil et du très réactionnaire Mario Vargas Llosa ne convainc pas ; pas plus que les articles de Nicolás Sartorius dans le journal Felipiste El Païs après avoir abjuré son engagement au Parti Communiste Espagnol (PCE). Tous deux ont par ailleurs brûlé la 2ème république, abdiqué face à son exigence historique et accepté de se livrer au rituel besamanos aux pieds de Juan Carlos I et de son fils sous les ors de la monarchie. Ils n’ont jamais cherché à éclairer les zones d’ombre et le rôle obscure de Juan Carlos après la mort de Franco et dans ce qui fut appelé « coup d’État du 23 février 1981 », pas plus aujourd’hui ! C’est devenu un sujet tabou de la « Transition », abandonné par les intellectuels, honteusement, par auto censure ou par crainte d’un retour au régime antérieur, ce qui en dit long, y compris à leur yeux, sur la nature et la solidité de la constitution de 1978. Le peu de consistance politique des repentis ex-staliniens est bien connu ; il en existe à la pelle. Ils ont certes participé, parmi d’autres, à la lutte anti franquiste, cela ne les autorise pas pour autant à exercer un quelconque magistère idéologique sur les questions posées par les nationalismes. Arc-boutés sur un unitarisme centraliste totalisant, sinon totalitaire, périmé, ils n’offrent aucune solution face à l’incapacité historique chronique et celle des institutions politiques et constitutionnelles actuelles pour associer des collectifs se définissant comme « nation » d’où sont issus les mouvements séparatistes. Ils font partie de ceux pour qui il n’y a d’unité espagnole qu’imposée, une posture largement critiquée et analysée par Ortega y Gasset qui voyait dans le propre nationalisme espagnoliste l’obstacle principal à la formation de l’État national sur le territoire ibérique (in Espaňa invertebrada).

Dans sa forme première, tel qu’il agit encore dans les États-nationaux historiques, le nationalisme n’est pas autre chose qu’une demande d’État imputable à une idéologie des 19ème et 20ème siècle, quand, pour la première fois dans l’histoire, comme dit Ernest Gellner, l’État, le territoire et la communauté vont se superposer. Ceci n’a jamais existé dans l’histoire antérieure aux États nationaux. C’est donc très récent. Autre exemple, la création de l’État national israélien pour le peuple juif, également d’actualité du fait de la reconnaissance par Donald Trump de Jérusalem comme capitale, est une des conséquences de l’extrême adhésion à cette idéologie du nationalisme ; les juifs ne peuvent même plus vivre en diaspora sans être aussi et parfois d’abord des israéliens ! On voit la force prodigieuse de cette idéologie de la fin du 19ème siècle qui tente en vain de s’imposer en Espagne depuis 1812 dans une configuration difficilement réversible. Certes, historiquement, on peut toujours penser que c’est réversibles car on ne sait pas quand les choses se décanteront, mais la contradiction est très forte en Espagne entre ce modèle d’adhésion à l’idéologie étatique nationale et la résistance « régionaliste » au processus de centralisation étatique. « Régionalisme » ou « autonomisme » sont de mots qui marquent le chemin spécifique de cette résistance plurinationale, de la revendication plurinationale même. Il y avait une diversité de langues attachées à des peuples sans dépendance territoriale précise, ou une dépendance mouvante inscrite dans les contours des cheminement impériaux qui traversaient la péninsule ibérique et l’Europe. Les dépendances étaient davantage des formes d’allégeance ou de liaison d’homme à homme comme dit Marc Bloch. Peut importe la formule que l’on emploie, mais la territorialisation plurinationale qui subsiste de cette histoire Hispanique – ne pas oublier le Portugal – tente de se prolonger par des recherches de développement spécifique calquées sur le modèle standard national étatique. Il en existe pourtant d’autres. Certes, les lois constitutionnelles des États nationaux, le plus souvent écrites par des juristes qui n’ont pas autre chose dans la tête que le modèle d’unification centralisée, interdisent de penser d’autres formes d’organisation territoriales, particulièrement dans la présente Espagne de M. Rajoy pour qui seul compte « el imperio de la ley ». Le statut de la Catalogne retoqué en 2010 par le tribunal constitutionnel à la demande du Parti Populaire est un parangon de cette extravagance. Il faudrait rappeler à ces gens que si l’État est une organisation qui revendique et détient le monopole de la violence légitime, celle-ci selon Max Weber doit être acceptée spontanément par les membres de la communauté, c’est à dire attachée à une croyance, nécessaire pour la rendre acceptable et même indispensable ; elle peut donc se modifier, tout dépend de l’évolution des mœurs, des représentations sociales, des rapports socio-politiques, etc.

En Catalogne et dans les autres communautés autonomes cette croyance tend à se désagréger face à l’incapacité de construire un « modèle de pays » comme l’on dit là-bas. La transition a introduit et maintenu une vision exclusivement légaliste du dispositif législatif qui n’a rien à voir avec les facteurs socio-politiques qui « font » la loi dans tout État institué comme « État de droit » pour garantir un ordre social ; sa construction, jamais achevée, a besoin de politique, pas de juges ! Plus encore, cette dimension oubliée s’ajoute au bilan mitigé et ambiguë du processus de « transition » qui non seulement n’a pas connu de justice transitionnelle – les idéologues et anciens responsables de la dictature et tout le matériel symbolique franquiste continuent de trôner partout –, mais a fermé la porte au passé pour conserver et reproduire les habitus franquistes au sein de l’État : corruption vertigineuse, négation de la « loi sur la mémoire historique » dont le PP parvient encore à empêcher l’accomplissement à coup de procédures judiciaires. Les présupposés idéologiques et politiques sur lesquels s’affirmaient stabilité et cohésion sociale ne fonctionnent pas. Ils étaient sensé assurer une fragile cohabitation entre deux histoires, dont l’expression «période de transition» exprime le mode de gestion: l’histoire véhiculée par les groupes sociaux issus du franquisme et celle portée par les mouvement sociaux anti franquistes ; elles cohabitent et s’interpénètrent. Dans la première coexistent les catégories rurales, nobiliaires et de servage, les familles modernistes franquistes et post franquistes qui, faisant intrusion dans l’économie européenne mondialisée, continuent de grossir leurs profits avec les méthodes classiques de corruption, de détournements financiers vers les banques suisses, les paradis fiscaux ou servent à financer illégalement les campagnes électorales du Parti Populaire dont les candidats, une fois élus, tirent avantage en disposant à discrétion des fonds publics. Toutes sont animées de dispositions d’action héritées du franquisme, de pratiques autoritaires et de mise en valeur d’une hiérarchie sociale naturalisée. L’église catholique traverse cet ensemble social et a participé amplement à sa consolidation dans l’inconscient collectif ; la hiérarchie catholique n’est pas seulement doctrinale, elle s’inscrit dans l’espace, dans le mode de vie et d’habiter des clercs suivant leur place et leur rôle dans l’édifice, dans les processions de semaine sainte et de gloria, etc.

De son côté, l’histoire anti franquiste a créé son propre imaginaire. Les individus et les groupes qui en sont les protagonistes et se veulent les gardiens des enseignements démocratiques, n’ont néanmoins pas échappé à l’attrait de la valorisation monétaire : « faire sa pelote » n’était pas un mot d’ordre incongru dans les années 1980. Carlos Solchaga, ministre de l’économie dans le gouvernement de Felipe Gonzalez à partir de 1985, vantait ainsi les qualités d’une Espagne « où il est facile de devenir riche » ! L’interpénétration des catégories attachées à ces deux histoires se joue à ce niveau. Elle prend la forme d’échange de « bons procédés », financiers et politiques, de nominations dans les administrations publiques et privées, dans l’appareil judiciaire, les reclassement des ministres en fin de carrière, etc. Ce « système » qui se met en place dans les « années de transition » a permis deux choses : d’une part, l’enrichissement et la promotion de nouvelles catégories sociales, d’autre part, le tissage de réseaux de clientèles fortement rétribués par l’argent public ; dans certaines régions, comme en Andalousie où rien n’échappe à Suzana Diaz, où les institutions qu’elle dirige couvrent l’ensemble des activités sociales, « du berceau à la tombe », tel le modèle de la social démocratie allemande des années 1920. Ceci n’a pas encore été entièrement analysé ni documenté. La principale raison de cette carence procède précisément de l’ancrage profond du mythe de la « transition démocratique » dans la société. Il a conduit à des formes d’auto censure assez inédites dans les milieux politiques et jusqu’aux intellectuels.

Pour ces raisons, en Catalogne, mais pas uniquement, l’État espagnol tend à perdre sa légitimité à exercer le monopole de la violence par la coercition pure, physique, tout autant que symbolique. L’inculpation pour « rébellion » et « sédition », des bizarreries constitutionnelles moyenâgeuses qui n’existent nul part ailleurs en Europe – la constitution de 1893 en France incluait le droit « d’insurrection » ! –, d’indépendantistes reconnaît tout simplement que le monopole de la violence de l’État est contesté, ce qui le condamne à changer ses structures et ses lois. Le surgissement de l’imbroglio politico-juridique quant aux nationalistes catalans incarcérés devrait aussi nous alerter sur la dégradation des pratiques démocratiques dans un pays gouverné par le PP. A travers la controverse emprunte de jésuitisme, la classe politique issue de la transition cherche à leur coller un statut de « politique prisonnier », c’est à dire de vulgaires délinquants criminels, quand de nombreux juristes, y compris en Europe, en font plutôt des « prisonniers politiques ». Beaucoup de gens veulent croire que ceci est impensable dans une démocratie, y compris chez les plus avisés, tel l’acteur José Sachristán pour qui des prisonniers politiques ne peuvent exister que dans des dictatures pures et dures. La dégradation que j’évoque renvoie au constat que les « démocraties », parées de toutes les vertus dans un système achevé, peuvent être gouvernées par des voyous et des fascistes en puissance. Là se trouve le drame de la capitulation intellectuelle : la « démocratie » n’est plus interrogée !

Le fait qu’il existe deux blocs à peu près égaux, où coexistent en chacun droite et gauche, l’un républicain, l’autre monarquico-unioniste – dire constitutionnaliste est un euphémisme chargé d’idéologie anti réformiste portée par le PP – renforce de façon absolue l’exigence d’un changement constitutionnel. C’est l’unique alternative face à la tentation autoritaire et dogmatique du monarchisme-unioniste de vouloir réduire l’autre par une répression policière et judiciaire aux conséquences incalculables à l’intérieur de la Catalogne et, en dehors, celle d’accentuer l’éloignement déjà grand avec les autres territoires de la péninsule. Il faut en finir avec cette guerre d’Espagne contre la Catalogne que l’on se raconte parce qu’elle aurait prétendument traversée les siècles et renforce la vision anachronique du nationalisme catalan à faire correspondre un État, un territoire et une communauté appelée « peuple » ; on dit « peuple catalan » ou « peuple basque », mais pour eux « être espagnol » est une identité d’appartenance secondaire, sinon contestée ou refusée. Pour paraphraser Benedict Anderson, c’est une « communauté imaginée » ! Et plus encore, elle est paradoxale, car l’historiographie raconte tout autre chose : le Mezzogiorno n’évoque pas uniquement les régions du sud de l’Italie, la péninsule ibérique a connu le sien ; il a structuré le processus de modernisation économique. Ce point est décisif si l’on veut saisir le principe de l’opposition nord/sud, de cet antagonisme irrationnel entre les « Espagne », lequel conduit au boycott déraisonnable des produits fabriqués en Catalogne. Déraisonnable en tout cas comparée aux enjeux de la campagne BDS à l’encontre des produits cultivés dans les territoires palestiniens occupés et exportés par Israël. On est loin aussi des raisons qui ont amené les gens à boycotter les oranges d’Afrique du sud à l’époque de l’apartheid ! Les racines de la dialectique « tu me dois, tu me voles » sont idéologiques, elles ne résistent pas à une analyse sociologique et historique sérieuse, ni économiques : il convient de considérer la dynamique d’ensemble de l’interdépendance nord-sud.

Posons cette autre question : qui sont les catalans ? On ne sait plus le dire tellement la population concentre l’histoire de la péninsule, celle des migrations andalouses et maghrébines notamment. Comprendre la raison du catalanisme dans une région où cohabitent ces types de migration est un objet de science sociale en soi. Par ailleurs, ce sont les régions du nord qui ont vu refluer les troupes républicaines avant de connaître un nouveau calvaire après leur sortie de Catalogne au Perthus. C’est la Catalogne qui garde en son sein la plus forte charge symbolique de l’idée républicaine ; on oublie évidemment quand s’exacerbent la détestation à l’occasion des matchs Real Madrid-Barça, que l’un était la vitrine du régime Franquiste à l’étranger et le Barça, bien qu’il a décoré Franco à deux reprises, était l’expression politique de la république et du catalanisme. C’est la raison pour laquelle il reste encore une sorte d’agent du catalanisme. Se sont les régions du nord qui, par leur proximité géographique, ont tiré les Espagne vers l’Europe, bien avant la naissance de la Communauté européenne. Pendant le franquisme, la Costa Brava était le lieu de concentration des touristes ; par peur des rumeurs propagées sur la Guardia Civile, ils n’osaient pas descendre jusqu’aux terres du sud. Plus tard, les plages, la tauromachie et le flamenco sont, au nom de la « marque Espagne », cette nouveauté conceptuelle imbécile issue de la « transition », parvenus à attirer les récalcitrants. On oublie pareillement que les électeurs catalans ont voté à 91 % en faveur de la constitution de 1978 contre 88 % dans le reste de l’Espagne. Malgré cela, l’État espagnol ne manque pas une occasion pour entretenir la phobie anti catalaniste et en renvoyer l’image vers les idolâtres de l’État national « un et indivisible » comme on dit en France. Maria Dolores de Cospedal, dans sa vision néo franquiste aznarienne reprise sans complexe par Alberto Rivera, ira jusqu’à se montrer dans les rues de Barcelone avec l’état major de l’armée, comme le fit Juan Carlos en 1981 : « a por ellos » ! « arriba España » !

Or, en Catalogne, la contradiction n’est nullement entre les « bons » espagnols et ceux qui voudraient « rompre l’Espagne », selon l’expression utilisée abondamment, faute de pensée politique, par les crétins de la nouvelle droite Ciudadanos ; comme le PP, ils invoquent à tour de bras la notion « d’État de droit » semblant ne pas très bien savoir de quoi il s’agit. C’est presque risible mais le sujet est sérieux, surtout quand on sait à quel point la justice est gangrenée par les arrangements en coulisse, la nomination des juges ou le changement d’attribution de compétence par le PP : procureurs, tribunal constitutionnel, etc. Dans l’Espagne du Parti Populaire, comme avant dans celle du PSOE, les jugements des justiciables de « haut rang » s’entend, se règlent en dehors des tribunaux, donc hors la loi. Confère l’activité difficile, courageuse, des associations de magistrats démocrates pour faire valoir le droit face aux procédures occultes du ministère de la justice. La catalogne enferme ses propres contradictions. Elles ne relèvent pas de la guerre controuvée avec Madrid mais essentiellement de la composition plurielle de sa population. Aucune autre région ne l’est autant dans la péninsule, pas même Madrid ! Cela va des contradictions classistes ordinaires à celles plus complexes dont l’origine provient des histoires singulières des catégories issues des déplacements de populations et des migrations, ou de leur installation, parfois communautaire, ethnique et religieuse. L’affrontement « catalans contre espagnols » n’a pas de réalité en Catalogne. Peut-être y en a-t-il une autre construite ailleurs, sur la scène médiatique et dans les salles de rédaction d’une presse faiseuses d’opinion majoritairement réactionnaire. Ces derniers poursuivent des desseins politiques dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne favorisent pas l’apaisement. L’on y évoque aussi souvent un pseudo conflit linguistique ; certes, la langue catalane est privilégiée, mais tous les catalans parlent le castellano : on appelle çà le bilinguisme ! Tout cela relève de pures inventions liées à d’obscures intentions centralistes, de même que supposer une fracture sociale liée au mouvement indépendantiste est une hypothèse fausse qui interdit de comprendre les mécanismes, les enjeux et sa raison. Sa raison ? Il faut avoir vécu le referendum du 1-O pour poser quelques hypothèse : au moins deux. La première concerne les héritages culturels et ceux liés aux vécus familiaux, rien d’extraordinaire ni d’étonnant à cela ; c’est le cas dans toutes les sociétés, de l’Andalousie à Barcelone ; Pierre Bourdieu à démontrer cela depuis longtemps, ce n’est plus discutable. La seconde, explicative du développement du désir d’indépendance en Catalogne se lit dans les appréciations des habitants ; ils disent : « laisser nous régler nous même nos affaires, celles de corruption, celle des 3 % bien sûr, mais toutes les autres qui sont dissimulées par Madrid. Elles concernent autant la corruption généralisée que celle proprement catalane. Par ses méthodes, police secrète, justice partiale et politisée, par son implication dans les affaires, le Parti Populaire et le gouvernement de Madrid interdisent l’assainissement des intérêts publics en Catalogne ». Ceci doit être évidemment plus amplement documenté, j’ai conscience que quelques semaines d’enquête ne permettent pas des conclusions définitives, mais l’hypothèse est capitale.

Je ne prend pas beaucoup de risque à affirmer aujourd’hui que le poids du nationalisme catalan et ses effets excluant est beaucoup moindre que dans le nationalisme « espagnoliste » qui se donne à voir en ce moment. On l’observe de même à propos des réfugiés : un nationalisme, pour ne pas dire un racisme culturel, religieux, de sang ou de couleur. Bien moindre aussi que dans le nationalisme anti colonial et populiste, sa face positive si je puis dire, du tiers monde avant et après décolonisation. Il est vrai que dans ce nationalisme idéal-typique généralisé sur la planète, la « purification nationale » existe toujours tendanciellement, autrement dit faire correspondre un État, un peuple et un territoire, mais dans une péninsule ibérique plurinationale, le nationalisme régional catalan ne relève pas de cette catégorie. C’est à dire qu’il ne relève pas des formes de nationalisme extrême que l’on appelle « purification ethnique ». L’idéologie nationaliste catalane n’est pas plus le produit d’une simple fourberie pour masquer la lutte des classes et instaurer un rapport imaginaire entre des individus égaux en droits et aux intérêts personnels identiques, comme si la bourgeoisie – le sujet collectif bourgeois – y avait fabriqué de toutes pièces le nationalisme pour tromper le prolétariat. La bourgeoisie de Girona y a bien sûr sa part de responsabilité commandée par ses intérêts de classe, il faut se rappeler que le « pujolismo » a précédé l’indépendantisme. Tout comme la bourgeoisie de Madrid et la noblesse andalouse convertie au capitalisme patrimonial ou agraire sont compromises dans le nationalisme espagnol, mais c’est surtout à travers une multitude d’interaction sociales. Plus encore, leurs intérêts de classe ne se situe plus uniquement dans un cadre national, mais européen et international ; on oublie que la sortie du carcan économique national fut la cause principale du changement de régime politique, pensé avant et après la mort de Franco. Celle-ci en effet est presque anecdotique face au dessein post franquiste qui se construisait en arrière plan dans les différentes strates du pouvoir depuis la fin des années 1960 ; la mort de Franco ne fera que précipiter le processus conduit par le patronat moderniste contre d’autres catégories sociales, notamment terriennes, là où sont localisées et enracinées les anciennes formes hiérarchiques, de la noblesse et des propriétaires fonciers ou agrariens jusqu’aux paysans sans terre.

L’aspect « voile d’ignorance » des conflits de classe prêté aux populismes du tiers monde et aux nationalismes étatiques classiques n’agit pas en Catalogne, ni dans les autres territoires de la péninsule où existent des courants politiques clairement identifiés, de droite et de gauche pour aller vite. A la différence de l’idéologie nationaliste extrême qui donne le primat à l’identité nationale, le nationalisme catalan ne tend pas pour l’instant à transformer les conflits sociaux en conflits ethniques que l’on dit aussi bêtement « identitaires », comme ceux présents ailleurs à échelle macro et micro locale. Donc, si l’on dénonce les nationalismes en général et le nationalisme catalan en particulier, il faut rappeler, comme l’a montré Ortega y Gasset, que le « régionalisme espagnol » est un effet puissant du « nationalisme espagnol » ; il faudrait mettre en question celui-là avant tout autre. Mais le plus important, avéré même, est que ce dernier constitue la sphère d’entrée des courants d’extrême droite néo-nazis dans les Espagne. De la même façon, la montée de l’extrême droite dans tous les autres États-nations Européens et le désir de « purification ethnique » est favorisé par un nationalisme du même type. On le voit à présent avec les réfugiés. Il me paraît par conséquent capital de signaler cette chose curieuse, l’accroissement considérable dans les deux siècles précé­dents du nombre et de la force des nations n’a pas abouti à une uniformisation de la civilisation ; on assiste au contraire à une individua­tion de plus en plus profonde des nations et des nationalités, les unes par rapport aux autres et en leur dedans. En cela l’internationalisme était purement un phénomène de l’ordre idéal. La solidarité inter étatique a longtemps été un leurre, certes « efficace » idéologiquement ; elle était sensée faire entre les États nationaux ce qu ‘elle prétendait faire pour les hommes en leur intérieur. L‘évolution vers un nationalisme régional procède du même type de désunion, c’est à dire quand l’État n’apparaît plus comme un cadre de défense des droits fondamentaux et que, du coup, la solidarité imposée par la péréquation entre région ne se vit pas en tant qu’expression inscrite dans un État-national ; s’ensuit que sa légitimité à l’imposer, tout autant que celle à faire des lois, c’est à dire à « faire la loi », est sans cesse interrogée et remise en question.

J’en viens à un problème déterminant quant à l‘évolution vers le nationalisme régional et à cette crispation à l’encontre du catalanisme au profit d’un nationalisme supérieur « pour l’unité de l’Espagne ». Sa cause se nourrit aujourd’hui du déplacement du marché national, de son éclatement, entraînant un processus de dénationalisation de l’État national. On est très loin de la problématique « tu me voles, tu me dois ». On change de paradigme ou, pour le dire mieux, on est en train de changer de période. C’est la fin d’un cycle historique, on entre maintenant dans le temps de la « dénationalisation » qui recompose la substance socio-politique du « nationalisme » et son aboutissement comme construction des « peuples nationaux ». Dans cette configuration, le « nationalisme » trouve aujourd’hui une signification nouvelle dans la « résistance » à ce qui est en train de se décomposer ; la décomposition s’universalise comme s’est universalisé l’« État national social ». En effet, le nationalisme universel après s’être décliné dans une pluralité de configurations, dans une pluralité de nationalismes donc, la « dénationalisation » en train de se « mondialiser » se diversifie elle aussi selon des formes sociales spécifiques. L’islamisme, les migrations ou les mouvements sociaux identitaires et national-régionalistes manifestent cette décomposition de l’« État national social » en Espagne et en Europe. Je précise cela afin de ne pas oublier les effets anthropologiques et historiques dans le débat sur le nationalisme, sur ses évolutions conceptuelles et politico-sociales.

Ouvrir cette perspective suggère un autre paradoxe ; le 15M des places de capitales espagnoles, comme cela s’est passé après mai 1968 en France, est qu’il a libéré le « pays », la « terre », de l’enfermement national. On a vu les engagements politiques flotter dans les régionalismes – ils étaient breton, basque, corse, etc. en France – et la « terre » transférée sur des espace territoriaux plus larges : Catalogne, Pays Basque, Andalousie, etc. Les politologues confondent toujours la « nation » et la « terre », or le nationalisme a obtenu que la « terre » puisse porter le noms de deux pays: Espagne et Catalogne ou Pays Basque, les Espagne en somme. Si le nationalisme étatique tend à les confondre sous « la patrie », dans la péninsule il n’est pas parvenu à les fondre entièrement ; même dans la guerre nationale on évoquera toujours les catalans, les basques ou les andalous. C’est pourquoi cette configuration en train de naître fait-elle surgir un « droit » pour les régions en recherche d’existence nationale – il faut se rappeler que la formule « droit à décider » s’est formé dans le mouvement du 15M – assorti d’un droit à une existence régionale avec pour chacun un mode spécifique d’exigence ; c’est le cas en Euskadi, en Corse, en Catalogne ou encore en Kabylie en terre d’Algérie qui s’en est largement inspirée. Sous héritage néo-franquiste, ce droit est nié aujourd’hui ; l’obsession centraliste « espagnoliste » de José Maria Aznar est allée jusqu’à interdire d’inscrire les codes régionaux sur les plaques minéralogiques des automobiles, c’est grotesque !

Alors qu’est que l’« État espagnol » ? Sauf à brandir le drapeau, ceux qui sont persuadés de l’unité de l’Espagne n’ont pas même l’audace d’en donner une définition rigoureuse. La scansion, mille fois braillée, « somos español, español, español !!! » cache mal l’embarras par rapport à cette question ; plus encore elle résonne comme une plainte. L’Espagne se veut unifiée par l’« État espagnol » mais, non seulement elle est le contraire du processus français, c’est surtout une illusion ! Le substantif Espagne est entré dans l’imaginaire collectif uniquement par l’aphorisme de l’église catholique « Être espagnol, c’est être catholique ou rien » ainsi que l’exprimait le cardinal primat d’Espagne après le pronunciamiento franquiste de juillet 1936. Il s’est ancré dans l’inconscient collectif durant la guerre civile : à travers l’église catholique se réalise la nation ! Dans l’exception française c’est le genre humain, accroché à la devise, certes maintes fois parjurée ou reniée, « Liberté, Égalité, Fraternité », qui a créé l’unité ouvrant à la construction de l’État national. Ainsi, en gardien du temple franquiste, le « national catholicisme » peut-il avantageusement se présenter comme une solution de continuité avec l’empire romain chrétien et la mythologie de la Reconquista ; une solution controuvée puissante dont la tâche consiste à préserver coûte que coûte cette idéologie du catholicisme national au fondement d’une conception totalitaire de l’unité de l’« État espagnol ».

Ce mythe catholique s’est imposé parce qu’en face il y avait un vide pour justifier une Espagne comme État national. Dans l’histoire, ceux qui n’ont pas partagé cette illusion et qui n’y adhère pas plus aujourd’hui, se retrouvent dans les parcours multiples en son dedans d’individus et de groupes, de peuples uniques et de peuples partagés. On les rencontre aussi dans l’immigration en dehors du territoire où le mythe se décline sous celui de « mère patrie ». C’est donc une Espagne imaginaire qui s’énonce sous son absence de continuité ; une Espagne marquée par une suite de rupture difficile à assimiler par l’inconscient des individus. Ceci explique que nombre d’entre eux ne s’y reconnaissent pas. Pour paraphraser Ortega y Gasset, ils en sont malades, ils en souffrent de façon permanente : une souffrance qui alimente celle de l’Espagne et leur frustration de ne pouvoir s’y abandonner. On est obligé en effet d’accorder une grande lucidité à Ortega y Gasset et à son intuition selon laquelle pour être complètement elle-même, pour rompre avec la médiocrité, l’Espagne doit chercher à s’arracher du complexe d’infériorité qui ne cesse de l’envahir. Il lui faut toujours engager des « grands » desseins, comme de s’unir pour des entreprises impérialistes dans les Amériques. A ce titre, fuir sa misère dans les Amériques fut un moment dont se nourrit à présent le besoin de ressasser le passé, le mythe de l’empire célébré et cultivé année après année : le « jour de l’hispanité » ! S’il n’avaient pas conquis l’Amérique, les Espagnols se penseraient comme des « gens de peu » attachés à l’image disloquée de la « grande Espagne ». Il leur faut des croisades à entreprendre pour éviter que la nation se déchire. De fait, il n’est d’unité de l’Espagne qu’imposée car elle n’a pas de vie propre, ce que montre Ortega y Gasset. Le surgissement du conflit catalan en est l’expression : pour exister, il faut sortir de la quotidienneté, ce flux spirituel qui entretient la conservation sociale dans la modernité et opère un gigantesque détournement de la capacité créatrice. Et quand s’use la quotidienneté il faut des mots neufs pour transformer le quotidien ; il faut toujours produire du « nouveau », du « moderne » ; c’est pourquoi le passage du nationalisme étatique au national régionalisme tend à introduire du « nouveau » et, sous certains conditionnements idéologiques, avoir une vertu mobilisatrice. Malheureusement, si le régionalisme, la gouvernance et l’État appellent des mots neufs, leur vertu ne va pas jusqu’à changer la vie ; la quotidienneté ne se change pas avec des mots ! Du coup, pour ne pas mourir sous une représentation négative qu’ils jugent avoir méritée, les « espagnols » ressortent le drapeau pour crier « Arriba Espaňa » en attendant de s’investir dans d’autres desseins qu’ils estiment, à tort, maîtriser, le foot, le sport – être les champions –, etc., sinon s’endormir avec la presse du cœur ou se laisser envahir par les abondantes « tertulias » qui forment l’opinion diffusées sur l’ensemble des réseaux de radio télévision.

Pour que l’être de l’Espagne se révèle, pour que ses habitants se sentent espagnols, tout doit y être grand, plus fort. Combien de fois ai-je entendu cette apologie du « meilleur que.. » ou du « plus grand que.. », du « nous sommes champions du monde ! » lors des performances de la « roja » qui met du baume sur les conflits internes. Cela fait 10 siècle que les peuples hispaniques vivent dans une agonie irrépressible, ils en ont fait un complexe dont la trop fameuse « leyenda negra » rend compte de façon allégorique. Le territoire hispanique et ses habitants ont été stigmatisés par cette persistante légende, mais elle permet aussi de faire prendre conscience du cours particulier de leur histoire, des penchants archaïques de ses rites de culture, de ses mœurs et valeurs entretenus et justifiés en tradition dans des « pays » où la mise à mort est érigée en spectacle. Depuis les années 1980, les Espagne n’ont eu de cesse de s’ingénier à produire des images positives pour se libérer de cette légende. Sur les bases de « l’État social », vendre la « Marque Espagne » devaient le permettre. Cependant, quarante années de « transition démocratique » ne semblent pas avoir suffit, la société apparaît plus que jamais engoncée dans un complexe irraisonné et tenace auquel elle voulait échapper pour entrer sur le marché Européen ; en plein conflit catalan, les limites de la transition éclatent au grand jour. Doublement complexés, des pans entiers de la société montrent à nouveau leur pire visage dans les concentrations pour « l’unité nationale ». Toute l’histoire de la transition se trouve ainsi interrogée car les Espagne n’en ont pas fini avec le passé franquiste !

Partout dans les Espagne je ressens cette blessure, une sorte d’injonction d’infériorité sur lequel s’abrite le désir jamais réalisé parce qu’inatteignable, de la grandeur projeté vers le monde, vers l’universel. Il m’a fallu beaucoup de temps, d’enquêtes et de parcours aux quatre coins de ces Espagne pour commencer à en saisir quelques aspects de leur fondement, de leur principe organisateur alimenté par des mythes et des mystifications. L’Espagne ne paraît pas s’en libérer. Et il y a autant de mythes créés par la droite que par la gauche. On est dans le monde des mythes, pas dans celui de la vérité. La gauche voudrait utiliser la vérité pour combattre la droite mais elle ne tente de convaincre qu’en développant des mythes. Derrière la mort de Franco en effet, le rêve c’est Juan Carlos le sauveur, la transition, la movida et la « grande Espagne » ; « arriba ! », le cri de guerre des nationaux court depuis un siècle, de Primo de Rivera à Franco jusqu’à la Puerta del Sol en octobre 2017. Cette armature, à laquelle il faut ajouter la complexité des concurrences régionales, des particularités culturelles et linguistiques régionales-nationales, constitue le fond politique de l’« État Espagnol » qui a voilé les questions non résolues, à la fois historiques, politiques et sociales depuis la guerre civile et les années de plomb de la dictature jusqu’à aujourd’hui.

Le phénomène Podemos : Du rêve à la réalité

L’interrogation « pourquoi un mouvement de type Podemos ne s’est-il pas développé en France ? » occupe nombre de commentaires et d’analyses. Ils fournissent assurément des pistes de réflexion et des tentatives de réponse fécondes quant à la situation dans l’hexagone. Or, j’étudie la société espagnole depuis plusieurs années et je suis frappé par le fait que l’on ne renvoie que très rarement au contexte sociopolitique espagnol. La comparaison entre les deux pays, plus précisément entre les histoires politico-sociales respectives qui les ont marqués pendant les quarante dernières années, permettrait de mieux comprendre, non seulement pourquoi un tel mouvement n’apparaît pas en France, mais aussi quelles sont les causes du surgissement de Podemos en Espagne et comment il a pu acquérir une influence telle que le paysage politique espagnol s’en est trouvé transformé suite aux dernières élections locales. Elle montre en même temps que ce qui semble apparaître comme une exception en Europe – distincte de celle de Syriza en Grèce – a créé en France des illusions injustifiées quant à son avenir. Si l’expérience « Front de Gauche » en France se différencie de Podemos par bien des aspects, la capacité de ce dernier à changer radicalement les orientations politiques en Espagne ne sont pas supérieures à celle du Front de Gauche. On doit cependant mettre à son crédit d’avoir changer de façon significative une configuration politique fossilisée par le bipartisme PSOE-PP. C’est l’ensemble de cette problématique que je voudrai montrer succinctement dans ce qui suit.

En regard de la situation française où l’espace politique de la contestation « anti système » est occupé par le FN résultant d’un processus d’implantation long relié à toute une série d’avatars historiques, il n’existe pas en Espagne de parti d’extrême droite autonome. L’extrême droite espagnole issue du franquisme s’est organisée à l’intérieur du Parti Populaire souvent présenté comme un parti de droite classique. Plus encore, elle n’y est pas isolée mais occupe de fortes positions d’influence et de pouvoir dans les institutions politiques et à tous les niveaux de l’appareil d’État. Cette physionomie fait suite, au moment de la chute du régime franquiste, à l’agencement d’une série de facteurs dont l’articulation a favorisé des continuités sociales, politiques et religieuses dans une procédure dite de « transition », encore appelée aujourd’hui « démocratique ». Les « pactes » conclus à l’époque, dont le célèbre « pacte de la Moncloa », en ont formé la technologie. Pour le comprendre, il faut examiner trois ordres de médiation institutionnelle à partir desquels s’est construit le mythe de la « transition démocratique » : le rôle de l’héritier du généralissime, Juan Carlos 1, c’est à dire en mandataire des différents corps de l’armée et des plus hautes personnalités de l’État, celui de la bourgeoisie moderniste, formée dans le giron franquiste et en grande partie regroupée au sein de l’Opus Dei, enfin celui de la « Conférence épiscopale », sorte de gouvernement de la hiérarchie catholique constitué d’évêques et de cardinaux. Gardien du temple franquiste, ils ont notamment la tâche de préserver coûte que coûte l’idéologie du « national catholicisme » au fondement d’une conception totalitaire de l’unité de l’« État espagnol ». Appliquée sous le franquiste, on sait aujourd’hui que la réalité socio historique de la péninsule la rend illusoire.

Ceci n’a pas encore été entièrement analysé ni documenté. La principale raison de cette carence procède précisément de l’ancrage profond du mythe de la « transition démocratique » dans la société espagnole. Il a conduit à des formes d’auto censure assez inédites dans les milieux politiques et jusqu’aux intellectuels. Sans aller trop loin, je voudrai mentionner quelques repères socio-historiques afin de permettre une meilleure compréhension de l’ascension de « Podemos » et surtout de son avenir.

Le premier élément renvoie aux causes du changement de régime politique espagnol. Le passage d’une période à l’autre ne survient pas, comme on le pense trop souvent, avec la mort de Francisco Franco en tant que telle, celle-ci est presque anecdotique face au dessein post franquiste qui se construisait en arrière plan dans les différentes strates du pouvoir depuis la fin des années 1960. La mort du caudillo ne fera que précipiter le processus en cours . Il est conduit par le patronat moderniste contre d’autres catégories sociales, notamment terriennes, là où sont localisées et enracinées les anciennes formes hiérarchiques, de la noblesse et des propriétaires fonciers ou agrariens jusqu’aux paysans sans terre. Notons que ces catégories seront un enjeu fort au moment de la constitution des pactes à partir de 1976. Ne pouvant résister au processus en train de s’opérer, il s’agira pour elles de conserver leurs acquis économiques, politiques et sociaux  : fortunes amassées antérieurement grâce à leur domination sur l’exploitation des terres, élevage, agriculture, etc., jusque là garantis par l’État franquiste et appuyés par l’église catholique. Contraints d’entrer dans l’après franquisme, elles réussiront à sauver l’essentiel. Parmi d’autres exemples, images et fêtes religieuses, la Duchesse de Alva en est un cas concret. Bien qu’elle ait dû fréquemment faire face aux revendications des paysans-ouvriers en charge de l’exploitation de ses propriétés agricoles, elle continue d’être adulée en Andalousie après son décès en 2014. Plus titrée que Juan Carlos, elle avait entre ses mains une des plus grandes fortunes espagnoles maintenant distribuée par héritage aux enfants. De ce point de vue le changement de régime a consacré de solides continuités agrariennes et hiérarchiques en Andalousie, Estrémadure et Castille-la Manche, ainsi que dans l’ensemble du peuple plébéien. S’y affirme la croyance en un ordre naturel, monarchique et papiste, célébré comme il se doit. Mais plus encore, cette mystique de la différence sociale, de sa « naturalité », se superpose à des ordres profanes singuliers produits par l’envahissement des « chroniques sociales ». Ainsi nommées, elles alimentent une fascination des « gens ordinaires » envers la richesse réservée aux « gens d’en haut » et à ceux de condition modeste « sortis du rang ». Ces opérations de distinction sociale occupent la vie quotidienne des espagnols comme une sorte de dérivatif face à la désespérance de la quotidienneté qui opère un gigantesque détournement de la « capacité créatrice » et entretient la conservation sociale.

La région de Valence, par sa position en bord de mer notamment, s’insérera plus particulièrement dans l’industrie de la construction et du tourisme. Un processus qui se développera sur toute la côte Méditerranée, de la Costa Brava jusqu’à la Costa del Sol. C’est là que l’on trouvera de nouvelles catégories d’entrepreneurs, peu professionnalisés et entretenant des relations douteuses avec divers secteurs de la finance et les réseaux mafieux. Ils ont aussi leur origine dans les territoires marocains de Melilla et Ceuta. Mort en 2004, l’ancien Maire de Marbella les associera à ces « affaires », soutenu par un personnel politique regroupé dans son inoubliable parti éponyme, le GIL, « Groupe Indépendant Libéral ». Rappelons que Jésus Gil a été condamné pour ses frasques dans les années 1960, amnistié et « pardonné » par Franco en 1969. Son cas illustre le profil des dynasties familiales constituées et installées dans la région Autonome de Valence et jusqu’aux provinces méditerranéennes de l’Andalousie. Produits de continuités et de pratiques héritées commencées sous le franquisme, tous ces réseaux administrés par des caciques locaux se trouvent impliqués dans les « affaires », dites de « corruption » dont on parle tant aujourd’hui.

C’est en remontant vers le nord, dans les régions industrialisées, du sud de Madrid aux régions du nord, jusqu’aux Asturies, en Galice ou en Catalogne, que le Mezzogiorno espagnol favorisera l’éclosion d’un bourgeoisie industrielle qui, enfermée dans un marché national aux débouchés limités, œuvrera dans les années 1970 à ouvrir l’Espagne au marché européen et aux avantages, subventions et autres, d’une Europe en train de se construire. Cette catégorie sera au cœur de l’élaboration du projet politique post franquiste sous les auspices de l’Opus Dei, une sorte de secte anticommuniste, à l’instar des réseaux Gladio créés par la CIA américaine dans les années 1940. Liée au Vatican, son rôle est de faire accéder ses membres, à l’aide de sélections et de formations spécifiques, à toutes les positions de contrôle des différents pouvoirs dans le monde, En Espagne, son objectif est de promouvoir le « national catholicisme », de lutter contre les sédiments « répuplicano marxistes » de la guerre civile et d’impulser les règles du libéralisme économique. Très implanté et très actif au plus haut niveau et chez les élites modernisatrices espagnoles, l’endoctrinement diffusé par l’Opus Dei se complète maintenant d’apprentissages plus techniques dispensés par la FAES (Fundación para el Análisis y los Estudios Sociales) créé par l’ancien Président J. M. Aznar pour fournir les cadres du PP.

Pour réaliser la perspective post franquiste, c’est tout un personnel politique, économique et idéologique représentant ces catégories qui se mobilisera, composé pour la plupart de « dignitaires » franquistes regroupés d’abord dans l’UCD d’Adolfo Suárez, lui même membre de l’Opus, puis dans l’« Alliance Populaire » de Manuel Fraga qui l’absorbera progressivement pour former le Parti Populaire (PP) au pouvoir aujourd’hui. Pour ce faire et afin d’assurer la médiation avec le haut commandement militaire, il aura été nécessaire que le passage de témoin de la dictature franquiste à la « transition démocratique » se fasse sous le consentement du « dauphin » Juan Carlos, dont le positionnement pendant cette période a été hésitant et fluctuant. La manœuvre de l’ancien colonel de la « Guardia Civil » Antonio Tejero le 23 février 1981 a permis de construire le mythe d’un « Roi » près à tout pour faire entrer l’Espagne dans la transition et ainsi de consolider son trône en faisant accepter la constitution de 1978 par l’ensemble des secteurs sociaux et institutionnels et par les franquistes reconvertis.

Une des singularités de cette période provient du fait que les directions des groupements de gauche revenues de leur exil en Europe, Parti Communiste (PCE), Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), celles des syndicats, Commissions ouvrières (CCOO) et Union générale des travailleurs (UGT), on entérinées un dispositif constitutionnel qui, par biens des aspects, paraît à présent instaurer un simulacre de démocratie : une loi électorale instaurant le bipartisme, une conception désuète de l’unité espagnole héritée de la dictature, dépassée par les régionalismes et les nationalismes, surtout au Pays Basque et en Catalogne, reconduction des corps institutionnels (armée, guardia civil, justice, etc.). Les personnels qui opéraient au service des gouvernements franquistes n’ont pas été dissous et la presse aux ordres du généralissime (ABC, La Razón, etc) a été reconduite. Et si la transition prévue pour dix ans a officiellement débutée en 1977, personne ne sait maintenant si elle est achevée, quant, à partir de quel événement. Elle a au contraire abouti à une configuration néo-franquiste: un franquisme modernisé sous une démocratie artificieuse. Autrement dit, la question de la « transition » reste posée remettant en jeu les complications et les impasses constitutionnelles.

Approuvée après 8 mois de tractations centrées sur la préservation des privilèges des uns et des autres, et après les 37 années où elle fut appliquée, la constitution de 1978 n’a subi aucun changement ni amendement, excepté celui adopté sur l’initiative du PP en consensus avec le PSOE, portant sur l’article 135 qui plafonne le déficit de l’Etat à 3 %. Concernant cette constitution, avec ses relents centralisateurs franquistes, le mot réforme est un tabou, sauf si elle peut profiter au PP. Celui-ci voudrait par exemple transformer le processus électoral à tous les niveaux de l’organisation politico-institutionnelle – l’exercice du droit du souveraineté du peuple – sur un mode de compétition sportive à un seul tour entre des formations partidaires sélectionnées et accrédités selon les termes de la fameuse « loi des partis » ; celui qui arrive en tête a gagné ! Il se voit ainsi remettre, comme trophée, les clés du pouvoir avec une majorité parlementaire absolue. 30 % des voies, par exemple, permettrait au vainqueur de gouverner tranquillement selon ses propres désirs, ses propres conceptions idéologiques et représentations sociales et culturelles. La notion d’alliance entre parti pour constituer une majorité serait non seulement exclue mais interdite. Ainsi se découvre l’héritage du moule totalitaire dans lequel les cadres du PP sont formés.

Plus encore, sous le gouvernement du PP, avant sous celui du PSOE de Felipe González – confère ici l’action de l’État contre les régionalismes, le terrorisme d’État, etc. –, censure, pressions, chantage, et d’autres formes de réduction de la liberté d’expression, notamment pénales, sont courants. La loi dite « mordaza » par l’opposition, officiellement nommée « loi de sécurité citoyenne », entrée en vigueur fin juin 2015, approuvé par le seul PP, témoigne d’une résurgence des mœurs phalangistes des années 1940. Durement vécu par certaines catégories qui en ont fait l’amère expérience pendant cette période, mais plus encore dans les jeunes générations, ces sortes de retour au passé a en grande partie participé au déclenchement le 15 mai 2011 d’un mouvement générationnel sur un mode spécifique d’expérience et de pensée. Dans un même espace social, en continuité historique, il a permis à ces catégories de jeunes de s’inscrire dans les séries diachroniques qui ont jalonné l’Espagne sur la longue durée. Par sa contemporanéité, le 15M a constitué un événement fondateur qui a conditionné les engagements et les activités ultérieurs : las « mareas » (marches citoyennes sur toute une série de thème, santé, ‘éducation, etc.), le mouvement contre les expulsions de logement, jusqu’à la création de Podemos. Il a bénéficié aussi de la désagrégation grandissante de la main mise de l’église sur les consciences ; bien que cette dernière soit encore la principale source d’inspiration du Parti Populaire, accessoirement du PSOE et des petites formations régionalistes, notamment sur les questions de l’avortement et de l’éducation.

Plus encore, les positions de pouvoir du bipartisme et ses pratiques ont profité considérablement à l’émergence de Podemos ; un bipartisme ancré sur des intérêts réciproques, permettant aux partis politiques majoritaires (Parti Populaire et PSOE) d’accéder aux fonds publics et de les utiliser à leur gré ; d’où la multitude des affaires de corruption qui ont été mises sur la place publique au prix d’un travail acharné de réseaux de magistrats et de policiers s’inscrivant dans la perspective d’un État de droit restant à construire. Encore très minoritaires et face aux entraves d’une justice politisée, habituée par transmission générationnelle à user des méthodes de l’ancien régime, ils peinent actuellement à faire aboutir des affaires instruites depuis plus de 15 ans devant les tribunaux. On est en présence de la « casta» dénoncée par Podemos ! Du moins de sa partie politique. Est visé également l’ensemble des états-majors du secteur économique à laquelle elle est en partie liée. Rappelons que cette approche, dénoncée ici ou là comme populisme, n’a rien de commun avec le populisme démagogique pratiqué par la droite ou la gauche. Pour Podemos, l’opposition entre le haut et le bas se réfère à un populisme comme catégorie politique. Théorisée par Ernesto Laclau s’inspirant des thèses de A. Gramsci sur l’hégémonie culturelle, l’orientation a nourrit la réflexion politique de toute une génération d’intellectuels formés dans les universités espagnoles en science politique et en communication, particulièrement dans la principale d’entre elles, l’Université Complutense de Madrid, d’où est sortie la majorité des dirigeants actuels de Podemos.

En l’absence d’une droite classique politiquement identifiable car toute investie de concert avec l’extrême droite dans les affaires de l’Etat et dans ses affaires propres, Podemos a pu trouver un espace en s’appuyant sur cette particularité espagnole. Avec un taux de chômage « officiel » aux environs de 24 % – ce chiffre ne tient pas compte évidemment des sans emplois sans ressources qui ne se déclarent plus – le ressentiment de larges secteurs de « ceux d’en bas » face à l’enrichissement ostentatoire de « ceux d’en haut » a profité au développement de Podemos et lui a permis d’échapper un temps aux opération de récupération, par le dénigrement, venant du système politico-économique et médiatique. Cette configuration est en train de changer. Le paysage politique prévalant se craquelle, laissant apparaître ce que les espagnols appellent les « partis émergents ». Toutefois, compte tenu de tout cela en arrière plan, le futur de Podemos est conditionné par la nature des partis qui monopolisent la vie publique – le bipartisme – et le type de lien qu’entretiennent les partis qui le composent , PP et PSOE, avec la population.

Ma thèse est que la société espagnole dans sa grande majorité n’en a pas encore terminé avec le franquisme et son histoire passée. La « transition » sensée conduire un projet post franquisme s’est transformé en régime néo franquiste sous la férule du Parti Populaire. De ce point de vue l’Espagne est peu connue. Beaucoup croient la connaître au travers des activités touristiques de la multitude des visiteur étrangers. En Espagne tout tend à se transformer en activité touristique, non seulement les fêtes locales dont beaucoup bénéficient d’une large promotion hors de l’Espagne – toros, flamenco, etc. – jusqu’aux rituels religieux : les processions de la semaine sainte ou de gloria comme celle de la « Virgen del Rocio » dans la région de Huelva. Or elles alimentent et développent un imaginaire totalement erroné de la société espagnole.

Il faut comprendre ce qui est appelé « Parti Populaire ». Ce n’est pas un parti politique ! Il s’agit d’une organisation néo franquisste qui fonctionne selon les codes de référence valorisés dans la période antérieure. Comme dans les anciennes monarchies, les élites, on pourrait dire « noblesse d’État », pensent avoir des droits supérieures par rapport aux règles sociales imposées au reste de la société, de la plèbe ! Ceci est profondément intériorisé par les cadres du PP. Il leur faut cependant, pour pouvoir exercer la liberté d’échapper aux lois, s’organiser dans un réseau de relations lié à l’appareil judiciaire et dans la sphère économique. C’est pourquoi, se considérer comme au dessus des lois oblige un investissement spécifique en temps d’occupation. Le PP constitue ce dispositif fait de réseaux, d’une multitude d’organisations plus ou moins secrètes, plus ou moins mafieuses, agissant sous des référentiels divers, parfois étatiques, para étatiques ou religieux (Opus Dei).

Autrement dit, contrairement au PSOE, qui entend faire de la politique à travers une vision spécifique des buts de l’action politique, par ailleurs parfois très discutable, le PP ne fait pas de politique. C’est pourquoi il n’a pas de programme politique ! Pas de regard sur l’avenir, pas de projet social et encore moins sur le type de société à construire en vue du bien être des espagnols. Son unique logiciel est la « réduction des déficits », autrement dit l’« austérité », mais surtout les « privatisations » ! Pourquoi ? Parce que c’est l’activité qui permet de s’enrichir, de faire des affaires. Avec la main mise sur l’argent public, c’est l’assurance de toucher des commissions dans des opérations immobilières ou financières. En Espagne cette activité, qui semble internationalisée, est appelée « corruption », en référence à la multitude de arrangements dans l’entre soit du « haut » par des moyens illicites, hors de tout emprise constitutionnelle, pour servir des intérêts privés à échelle régionale, locale et parfois mondiale. Elle est aussi au fondement d’un type de lien préférentiel avec la population dont l’imaginaire reste ancré dans la transmission du franquisme, tant il a été valorisé, notamment par l’église et, venant de divers secteurs de la société, continue de l’être.

Aux privatisations comme programme, le PP ajoute le leitmotiv « création d’emplois ». C’est son discours auto justificateur parce que dans une « bonne communication », c’est à dire démagogique et populiste, le gouvernement sait que cela touche directement les préoccupations des espagnols. Peut importe les résultats, il faut que les espagnols soient convaincus que des emplois vont se créer avec le duo, toujours répété, « réduction des déficit » et « privatisation ». Mais au gouvernement et chez les cadres du PP, personne ne sait vraiment ce qu’est un emploi et comment de gens peuvent et doivent vivre avec un emploi. Il suffit d’écouter les discours auto-satisfaits et enthousiastes des portes paroles du PP et du Président du gouvernement à l’annonce des chiffres du chômage qui aurait baissé au alentours de 23 %. Il s’agit d’emplois saisonniers, mais surtout, c’est un processus en cours depuis une quinzaine d’années en Espagne, d’emplois avec des contrats courts, sinon à l’heure : c’est la « flexibilité » à l’espagnole. Les contrats de travail de 15h dans la semaine, parfois moins, sont intégrés dans les chiffres du chômage comme « baisse ». Et les employeurs les proposent comme contrats renouvelables selon les besoins de l’entreprise. C’est pourquoi l’on trouve à foison des travailleurs jeunes qui disent « j’attends qu’on m’appelle ». Il attendent souvent plusieurs semaines sinon plusieurs mois. C’est le type d’emploi que le PP valorise comme résultat positif de son activité. En Espagne certains pensent même que l’on se dirige vers un marché du travail prenant la forme de celui des intermittents du spectacle en France. La création d’emplois en Espagne telle qu’elle est pensée et représentée chez les dirigeants du PP constitue une négation majeure de la notion d’emploi, témoignant d’une méconnaissance totale du travail. Plus encore l’idée de penser et élaborer un modèle économique leur est complètement étrangère.

Dans une configuration où les courants de droite et du centre droit se trouvent neutralisés par les héritiers de la vieille garde franquiste, l’émergence de « Ciudadanos » pourrait constituer le noyau d’un nouveau parti de droite qui semble s’absenter en Espagne, après décomposition et recomposition de certains secteurs du PP. Ceci est loin d’être joué. Rappelons que beaucoup des figures de cette formation émergente ont fréquenté la FAES de J. M. Aznar. Quant au PSOE et à Izquierda Unida, où domine le Parti communiste, l’aura qu’ils avaient acquise dans les années 1980 s’estompe. Présents dans la rédaction de la constitution et dans la « transition », les courants qui les composent ont été radicalement dénoncés par le « mouvement des indignés » formé à partir du 15 mai 2011. Jusqu’à ce moment clé, le système du bipartisme leur avait permis de résister face à des événements politiques majeurs où leur responsabilité étaient mis en cause, ou vécus comme « trahison » des engagements programmatiques basiques pris devant les électeurs. Le référendum sur l’entrée de l’Espagne dans l’OTAN lancé en mars 1986 par Felipe González après avoir obtenu la majorité absolue au parlement en constituera un premier test. En contradiction totale avec la politique extérieure préconisée par le PSOE, le gouvernement González appellera avec une partie de l’opposition – le CDS de Suárez et les nationalistes (basques et catalans) – à ne pas annuler l’entrée dans l’OTAN auparavant votée par la droite. Seul le Parti Communiste fera campagne pour l’annulation, accompagné par le mouvement syndical, CCOO (Comisiones Obreras) et UGT, lequel, abandonnant un temps ses prérogatives syndicales, tentera de se substituer au PSOE pour occuper un rôle politique en faveur de l’annulation. Fort des 52 % contre l’annulation et malgré 40 % d’abstention, 40 % des voix en faveur de l’annulation et près de 7 % de votes blancs, le PSOE remportera l’élection législative qui suivra !

Bien d’autres engagements n’ont pas été respectés. Un des plus récents a eu lieu en juin 2014, alors que le PSOE avait l’occasion de renouer avec sa doctrine républicaine de toujours, il vote la loi organique transmettant la couronne au fils de Juan Carlos 1 démissionnaire. Le coup de tonnerre sera rude à avaler pour tout ceux qui sont morts et se sont battus sous la bannière républicaine de 1931 à 1939. Il semble cependant que cette position n’a pas affecté l’influence politique du PSOE et n’a pas particulièrement favorisé la progression de Podemos. Les dirigeants socialistes ont expliqué que vu l’ancrage de la monarchie dans la société espagnole, une position contraire aurait été risquée à quelques mois des élections locales et surtout générales sur lesquelles le PSOE fonde l’espoir de revenir au pouvoir. De larges secteurs du PSOE, notamment à Madrid,ont donné une autre raison: la peur d’un coup d’État militaire! Ceci en dit long sur le climat néo franquiste qui règne dans ce pays, surtout dans une partie de la gauche, ceux qui ont participé aux luttes anti franquistes et leurs descendants, chez qui la mémoire de cette période sombre reste très vivace et nourrit des craintes justifiées par l’évolution de la droite espagnole. Le bien fondé de ces arguments mérite de toute façon un examen sérieux, car si la monarchie espagnole est faible institutionnellement, le rôle du Roi se limitant essentiellement à signer les « décrets lois » et que son coût budgétaire n’est pas toujours accepté, les différents corps de l’armée abritent encore de fortes continuités fascisantes. C’est en Catalogne que le projet républicain est le plus fort, lié à l’indépendance bien sûr, ce dont Podemos ne semble pas avoir pris la mesure. Avec 10 %, son score à l’élection régionale du 23 septembre le démontre. La démission de la secrétaire du Podemos en Catalogne invoquant l’incompréhension du catalanisme dans la direction du Parti souligne la difficulté de Podemos à s’inscrire dans des situations complexes. Le catalanisme en est une, mais on perçoit aussi l’hésitation de la direction à reprendre à son compte le projet d’une république espagnole.

Le futur de Podemos dépendra de sa capacité à résister au rouleau compresseur d’un bipartisme amplement aidé par celui des institutions politico médiatiques. Il a entraîné vers lui des intentions de vote venant du PSOE et de IU. Impliqués dans des affaires de corruption à Madrid et en Andalousie ces partis sont renvoyés dans le champs sociopolitique de la « Casta ». Quant aux défections du vote PP, elles profitent plutôt à Ciudadanos. Du coup Podemos se trouve contraint de modifier progressivement ses références idéologiques et ses propositions programmatiques. L’espace créé par la perte de confiance, tant vis à vis du PSOE que de IU, laisse un espace au centre qu’il espère occuper en célébrant le modèle suédois et en se posant en « vrai » social démocrate. Compte tenu de mes arguments, il y a peu de chances qu’il y réussisse. D’autant plus que le choix stratégique adopté par l’assemblée des cercles Podemos à Valence en 2014, avec une forte majorité à la liste conduite par Pablo Iglesias, face à celle emmenée par Pablo Echenique, donnant la priorité à un investissement national massif pour « gagner » les élections générales à eu des conséquences négatives sur la vie des cercles. Ceci était précisément un enjeu du débat avec Echenique sans doute à l’origine du départ de Juan Carlos Monedero, un des principaux fondateurs de Podemos. Occupés par le débat national central, les dirigeants n’ont pas perçus la nécessité de s’investir dans l’animation et l’organisation des cercles. Livrés à eux-mêmes, fragilisés par une expérience politique non encore affirmée, beaucoup de cercles ont fait l’objet d’opérations de reclassement en leur sein de militants venus d’autres horizons politiques. Il en a résulté une fragmentation telle que dans beaucoup de cercles Podemos des membres les ont quitté pour former des structures locales de Ciudadanos ou des plates formes aux sigles divers : « Ahora en commun », « Compromis », etc. Du coup, la question des candidatures communes traduit une dispersion qui complexifie gravement la situation de Podemos, sur laquelle vient se greffer maintenant le problème : que faire avec Izquierda Unida ? On connaît depuis longtemps des configurations analogues en France.

Ce qui précède montre à la fois les raisons du développement de Podemos et celles qui le ramènent progressivement aux alentours de 12 à 13 % lors des prochaines élections générales de Décembre. Comme je le signale plus haut, la plate forme constituée avec Podemos pour l’élection régionale en Catalogne n’a pas dépassé 10 %. Certes, faut-il tenir compte du contexte catalan contrôlé par les indépendantistes – Podemos s’est prononcé pour « le droit des catalans à décider » tout en se déclarant favorable à l’unité de l’Espagne, mais sans dire sous quelle forme –, cependant, la tendance semble se confirmer dans une série de sondages où l’on retrouve un étiage pas très éloigné de ce que peut réaliser en France le « Front de Gauche » dans ces meilleurs moments. Pour autant cela ne nous interdit pas de soutenir Podemos et de l’encourager dans son entreprise.