Le vote du 21 Décembre a donné à nouveau la majorité au catalanisme favorable à l’indépendance. L’après scrutin est chaotique, marqué par les péripéties en vue de la formation du Govern et l’élection de son Président, l’application de l’article 155 et la judiciarisation musclée du conflit avec des centaines de mise en examen d’élus et, pour finir, l’incarcération d’ex-ministres indépendantistes devenus pour les uns des « prisonniers politiques » ou des « politiques prisonniers » pour d’autres; le « proces catalan » révèle le long et difficile chemin visant à faire exister « un pays », la Catalogne, mais aussi sa réfutation exaltée lors des concentrations massives « pour l’unité du pays » à Madrid et Barcelone. Tout cela manifeste plus encore le colossal ratage socio-politico-historique et anthropologique de la « transition démocratique », mettant en défaut les thèses optimistes de la transitologie. Les ressorts anthropologiques qu’elle promettait de remplacer n’ont pas été modifiés de façon substantielle.
Je représente ici le résumé des arguments que je défends dans les débats avec certains de mes collègues universitaires et amis de la péninsule ibérique, sur la Catalogne, sur la question nationale et le « droit à décider » : une adaptation notionnelle du droit universel d’« auto-détermination » au contexte nouveau de l’émergence des régionalismes. Sans qu’il soit nécessaire de les exposer, on devinera aisément à quelles positions ces arguments répondent. Certains contestent en effet la légitimité du « proces » par rapport à une dette de la Catalogne envers une Espagne qui a commencé à s’inventer seulement dans la seconde partie du 19ème siècle. Cette expression que l’on entend souvent, « la Catalogne nous doit », est très curieuse car il s’agit de bien d’autre chose. Ce n’est qu’au 20ème siècle qu’une Espagne est pensée comme État national centralisé, d’abord par José Antonio Primo de Rivera qui prétendait faire de son Espagne un destin commun projeté dans l’universel, puis ensuite dans la douleur à travers les mises en scène orchestrées sous la poigne de fer de Franco ; c’est à dire à travers la répression saigneuse du régionalisme dans la péninsule ibérique, thème dont la seconde république avait commencé à s’emparer, dans la douleur aussi puisque c’est la droite républicaine qui proscrira l’auto gouvernement dans les régions, notamment après l’opération Campanys en Catalogne. L’octroie du statut d’autonomie basque en 1936 se fera dans l’urgence, avant que le régime franquiste mette cette question entre parenthèses au profit du fameux projet de « grande Espagne », « l’Espagne de toujours » !
Il y a encore des gens qui croient que l’Espagne existe en continuité depuis les civilisations européennes, l’Hispanie romaine, les invasions barbares et le royaume wisigoth, qu’Al Andalou serait une parenthèse dans une Espagne mutilée! D’autres sont convaincus qu’Isabelle Ière de Castille et Ferdinand II d’Aragon l’ont réalisée, notamment après avoir « re-conquis » l’Andalousie. Cette approche est inexacte car anhistorique. La « Reconquista» repose sur une fable qui a la vie dure, sa fonction est idéologique et auto-justificative d’une Espagne de toujours. Sauf à la présenter en restauratrice mythique et anachronique d’un Empire Romain d’Occident qui n’existait plus, Isabelle la catholique n’avait rien à « reconquérir » puisque l’Andalousie n’avait appartenu à aucune couronne de sa lignée des royaumes du nord et du centre où les conflits entre Chrétiens et « Maures », comme ils sont encore appelés, avaient commencé bien avant la prise de Grenade. Elle aspirait plutôt à « conquérir ! » les terres habitées après les colonisations impériales antérieures par les peuples berbères, Almoravides puis Almohades. Venus des montagnes du nord occidental de l’Afrique, ils y avaient réalisé l’unité politique du Maghreb et Al-Andalu. On parle déjà de guerre sainte contre les royaumes chrétiens, mais les périodes de trêve n’ont cessé de favoriser le commerce transfrontalier et inter-communautaire. Plus encore, butins et commerce étaient complémentaires ; les échanges de biens et de personnes ne cessaient jamais, seules leurs modalités changeaient en fonction des circonstances politiques et militaires. Au Moyen Âge, les royaumes musulmans et chrétiens ne peuvent se penser l’un sans l’autre, l’opposition chrétien/non chrétien y était fonctionnelle ! Aussi, ce qu’on appelle bêtement « Reconquista » était tout bonnement une opération de conquête coloniale contre les berbères de l’Andalousie, lesquels mêmes arabisés n’ont jamais construit d’empire, et pour leur expulsion ainsi que celle des juifs: juifs arabisés dont les berbères judaïsés. Pas facile de faire comprendre à un andalou d’aujourd’hui ou à un « hermano mayor » d’une confrérie catholique de Séville qu’il descend de colonies de peuplement suite au renouvellement des colonisations impériales ; un renouvellement qui a ouvert sur ce qui fut la première phase d’un nouveau type de colonisation à travers la capture des océans et des terres adjacentes, suivie par la seconde phase de l’ère moderne
De n’avoir pas été résolue auparavant, la question nationale resurgit aujourd’hui dans ce contexte de continuité fantasmée, imposée par le Parti Populaire (PP) et secondairement par le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), d’un État national idéal-typique qui n’a jamais existé ; y compris sous la férule du « Généralissime », n’en déplaise à la chanteuse Marta Sánchez, louangée par la classe politique et les médias de la péninsule après avoir commis des paroles sur la partition de l’hymne « national » officiel. Elle a plutôt démontré magistralement pourquoi l’initiative était chimérique. Car l’étatisation des peuples, leur rassemblement dans un seul État et dans un seul peuple apte à produire un État national ne s’est pas accompli dans ce territoire appelé aujourd’hui Espagne ; les peuples hispaniques n’ont pas accédé à cette conscience d’un destin commun attendue et voulue par José Antonio Primo de Rivera. Ce qui se donne à voir lors de manifestations de liesse « nationale » – pour avoir gagné par exemple le « championnat du monde » de foot –, constitue le miroir inversé de cette réalité d’où proviennent précisément les conflits d’aujourd’hui.
On assiste a cette originalité curieuse d’une histoire ancienne qui se refuse à elle-même et suspend toute intelligence socio-historique. Nous sommes loin du constat cher à Fernand Braudel de l’envahissement du passé lointain dans le présent, plus encore de la pensée d’un Claude Lévi-Strauss ou de la perception philologique d’Edward Saïd pour le Don Quijote de Cervantes ; ce n’est pas pour rien en effet qu’il cherchait obstinément à retrouver le passé derrière le présent. Dans le présent social, politique et économique gisent différents types et différents niveaux anciens d’intégration historique. La régionalisation des conflits en relève évidemment ; ce que l’on appelle « conflits locaux » ressortent à ce régionalisme national plus ou moins étatique calqué symétriquement sur la perte de centralité actuelle de l’État par le déplacement des centres de pouvoir, de décision et de « gouvernance ». Ils ressortent aussi aux métamorphoses des guerres du passé, celles des « marchés » et des intérêts qu’ils transportent. Il existe dans les Espagne une harmonie dialectique entre les déterminants socio-historiques et les mutations dans le champ économique ; c’est une modalité sous-jacente à la consolidation des régionalismes à visée nationale étatique et non un dépècement progressif et continu des autres régions tel que d’aucun semble le problématiser. De même quant au mouvement de mise en adéquation de l’appareil industriel et de sa modernisation dans les années 1960 ; que l’on se rappelle aussi sur ce thème les efforts du Président Maragall appuyé à l’époque par le Maire de Montpellier Georges Frêche, porté par l’attribut de « région historique » depuis la « Mancomunitat de Catalunya », pour faire revivre les territoires de la couronne d’Aragon. Il faut par conséquent élargir le cadre d’analyse au delà du périmètre territorial proprement ibérique pour s’affranchir d’une « fabrication » de l’Espagne selon un schéma taillé à la mesure de la Catalogne. Le régionalisme espagnol ne procède pas simplement de la représentation imaginaire d’une Espagne dominée par la Castille largement entretenue par Enric Ucelay de Cal, ni même de l’idée d’un expansionnisme catalan de type impérialiste, théorisé par Fransesc Cambò, Prat de la Riba ou Eugenio d’Ors. On oublie que ce fut d’abord une réponse spécifique au contexte international marqué par un expansionnisme d’inspiration fasciste auquel participe le régime franquiste, poursuivie ensuite par la tentative historique d’un positionnement pensé comme construction d’une unité culturelle catalane face aux autres composantes franquistes de la péninsule ibérique. C’est aussi une tentative qui cherche à profiter de la pratique européenne vis-à-vis des régions, laquelle embrasse tant les formes impériales austro-hongroises, qu’allemandes ou britanniques, afin de dépasser le modèle centralisateur français et inspirer ainsi la vie politique et administrative dans l’État espagnol.
Ceci est important, car la singularité ibérique, visible depuis le 19è siècle, d’un pluralisme national excluait l’existence d’une doctrine nationaliste et, du coup, de toute harmonisation nationale, encore moins sous les plis d’un projet impérial dominé par la « seule vraie nation que serait la Catalogne » comme l’affirmait et le souhaitait Fransesc Cambò. C’est pourquoi la distinction entre « nation » et « région », développée par celui-ci et mené par le catalanisme s’est finalement cristallisée sur des projets régionalistes qui ne sont jamais vraiment parvenu à résoudre la question nationale sur le territoire ibérique, ni la question de l’« État espagnol ». La constitution de 1978 prend acte de cette situation et l’a ainsi figé ! Le « proces » catalan actuel prolonge donc le débat sur le choix d’une issue sous des formes institutionnelles en intensifiant le statut de « région historique » pour celles disposant d’une « langue propre » avec droit de veto au sénat, un droit reconnu en 1932 pour la Catalogne, en 1936 pour l’Euskadi, en 1939 pour la Galicie et réclamé par l’Andalousie. En Catalogne, le durcissement commence en 1984 après l’opposition du gouvernement PP au nouveau statut d’autonomie et son annulation par le Tribunal Constitutionnel après le référendum de 2006 où il fut pourtant acté par 73 % des électeurs catalans. Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) avait appelé à voter contre un projet de statut très en deçà de l’espérance d’une république indépendante et de l‘expression démocratique d‘une « nation catalane » calquée sur la normalité politique de l’État-nation telle que formulée par son dirigeant Jose Lluis Carod Novira. Il s’agit d’un nationalisme qui entend distinguer constitutionnellement Nationalisme et Régionalisme, enveloppant de même la notion d’Archipel pour les Baléares et les Canaries. L’expérience historique fut relayée au Pays Basque par un nationalisme « dur », qui reconnaît et accepte cependant un « nationalisme espagnol », orienté vers un statut de « libre association » identique à celui de Porto Rico. Quant à la conception catalane, beaucoup pense encore qu’elle prolonge aujourd’hui celle de Fransesc Cambò d’un expansionniste catalan via le « proces » indépendantiste, or cela n’existe pas, même dans ERC, pas plus dans l’ex CIU ni a fortiori dans la CUP. Elle serait bien plus dans celle d’une « Euro région » insérée dans un mouvement social et politique où l’autonomie régionale s’inscrit dans le projet européen de « subsidiarité » et de « nouvelle gouvernance ». Certes, j’admets que des intellectuels catalanistes puissent cultiver encore leurs particularismes à travers un culturalisme idéologique méta historique catalan, accompagnés évidemment de groupes et de strates d’individus moins dotés, auquel répond une aversion symétrique des catégories équivalentes à Madrid. La détestation réciproque est régulièrement célébrée, notamment, lors des rencontres entre le Barcelone Football Club et le Real Madrid : une figure imposée, ritualisée et imbécile, quasi cérémoniale, dont se repaissent les médias espagnolistes.
Étrange d’entendre que le nationalisme ne peut être de gauche! Aussi étrange que si l’on disait que la république ne peut être de gauche. Susana Díaz, présidente de la région andalouse, dans ses habituels meetings cultive aussi cette thèse à mon sens anti-historique, plus encore le jugement est hâtif, peut-être seulement explicable par son inculture politique et son tropisme anti catalaniste. C’est globalement faux car il convient de contextualiser le nationalisme dans une pluralité de situations historiques ; des nationalismes de gauche et de droite ont existé et il en existe encore, comme pour la république! C’est également anachronique, car le jugement tend en effet à rabattre le mouvement historique de formation des États-nation et leurs productions identitaires nationalistes sur le « national régionalisme » actuel avec lequel il n’a rien de commun. C’est oublier aussi les nationalismes développés à partir des empires coloniaux et les guerres d’indépendance. Les mouvements de libération des colonies n’obéissaient pas à la même logique que celle des mouvements nationalistes européens du XIXème ; ils étaient anti-impérialistes et inspirés par un nationalisme de gauche, plus ou moins marxisant, pour la libération nationale. Les Fronts qui les constituaient, parfois interclassistes, étaient toutefois toujours contrôlés par la gauche. Le nationalisme défendu par ERC, une organisation politique de gauche fondée en 1931 avec la seconde république, n’est pas conçue comme lutte de libération nationale d’un peuple en situation coloniale, au contraire des organisations de la gauche abertzales, politiques et politico militaires, du Pays Basque qui ont longtemps développé cette analyse et, pour certains, véhiculé les options raciales depuis Sabino Arana et ses affidés (lire ici). Ce n’est plus le cas aujourd’hui ; les apports de la connaissance, les mutations conceptuelles et institutionnelles introduites par le processus européen ont eu raison de ces conceptions.
On est maintenant en présence de ce que je nomme « national régionalisme », qui peut être de droite et de gauche. En Catalogne, au Pays Basque, en Galicie ou en Andalousie, il est revendiqué par la droite et la gauche, séparément ou dans le cadre d’alliances conjoncturelles. Dans ces conditions de rupture avec l’ancien nationalisme, le « nationalisme régionaliste » possède par conséquent une vocation de gauche faisant clivage par son programme social avec les droites nationalistes néolibérales. Ce « national régionalisme » signifie que la question problématique de l’« État espagnol » pourrait se résoudre aisément dans le cadre d’institutions fédérales ou, pourquoi pas, confédérales. Or, uniquement envisagé de façon programmatique par Podemos ou du bout des lèvres et de façon tactique par le PSOE, un tel modèle, parce qu’il requiert une réforme constitutionnelle, est foncièrement chimérique tant que pèse l’influence franquiste dans les institutions politico-étatiques actuelles. La convocation d’un référendum négocié sur l’indépendance préconisée par Podemos était une autre solution. Il pouvait ce concevoir de deux façons : soit un référendum d’indépendance immédiat fondé sur une exigence de participation et l’élévation de la majorité à 60 % des votes exprimés ; les courants favorables à l’indépendance l’auraient assurément perdu : soit du type négocié pour la Nouvelle Calédonie ; avant d’être finalisé en novembre prochain le processus référendaire aura duré vingt ans ! S’il est décidé, le statut d’indépendance permettra à la Nouvelle Calédonie de garder des liens avec l’État français dans le cadre d’une « libre association » en accord avec les critères européens et internationaux. Ce dernier aspect est crucial car la coagulation des équilibres géopolitiques ne laisse plus de place pour un nouvel « État national » dans le « concert des nations » ; les palestiniens en font l’amère expérience. De ce fait il n’existe pas plus d’espace pour un État-national catalan classique. Les indépendantistes catalans n’envisagent pratiquement jamais la question sous cet angle, d’où les erreurs qu’ils commettent. Cependant, ces dernières représentent peu comparées à l’aveuglement quasi congénital du PP pour qui le règlement politique de problèmes politiques est très éloigné de ses schémas de pensée.
L’option idéologique « le nationalisme n’est pas de gauche » vient d’être plaidée en ce mois de mars 2018 par Felipe Gonzáles à travers son rejet du référendum au Sahara Occidental, position pourtant maintenue par lui même jusqu’en 1983 au moins. Coutumier des reniements, il parjure ainsi les orientations du PSOE adoptées au congrès de Suresnes en juillet 1974. Celles-ci reconnaissaient le droit à l’auto-détermination des peuples en lutte pour leur indépendance. Laissant ouverte l’hypothèse d’une République Fédérale Espagnole, cette reconnaissance s’appliquait aussi aux régions évincées de la vision franquiste de l’État. Plus encore s’agit-il d’un reniement honteux en forme de louange inconditionnel au nationalisme du régime marocain ! Dans le même esprit, le discours de l’ex secrétaire du Parti Communiste Espagnol, Francisco Frutos, lors de la concentration du 29 octobre 2017 à Barcelone aux côtés de la très droitière organisation Sociedad Civil et du très réactionnaire Mario Vargas Llosa ne convainc pas ; pas plus que les articles de Nicolás Sartorius dans le journal Felipiste El Païs après avoir abjuré son engagement au Parti Communiste Espagnol (PCE). Tous deux ont par ailleurs brûlé la 2ème république, abdiqué face à son exigence historique et accepté de se livrer au rituel besamanos aux pieds de Juan Carlos I et de son fils sous les ors de la monarchie. Ils n’ont jamais cherché à éclairer les zones d’ombre et le rôle obscure de Juan Carlos après la mort de Franco et dans ce qui fut appelé « coup d’État du 23 février 1981 », pas plus aujourd’hui ! C’est devenu un sujet tabou de la « Transition », abandonné par les intellectuels, honteusement, par auto censure ou par crainte d’un retour au régime antérieur, ce qui en dit long, y compris à leur yeux, sur la nature et la solidité de la constitution de 1978. Le peu de consistance politique des repentis ex-staliniens est bien connu ; il en existe à la pelle. Ils ont certes participé, parmi d’autres, à la lutte anti franquiste, cela ne les autorise pas pour autant à exercer un quelconque magistère idéologique sur les questions posées par les nationalismes. Arc-boutés sur un unitarisme centraliste totalisant, sinon totalitaire, périmé, ils n’offrent aucune solution face à l’incapacité historique chronique et celle des institutions politiques et constitutionnelles actuelles pour associer des collectifs se définissant comme « nation » d’où sont issus les mouvements séparatistes. Ils font partie de ceux pour qui il n’y a d’unité espagnole qu’imposée, une posture largement critiquée et analysée par Ortega y Gasset qui voyait dans le propre nationalisme espagnoliste l’obstacle principal à la formation de l’État national sur le territoire ibérique (in Espaňa invertebrada).
Dans sa forme première, tel qu’il agit encore dans les États-nationaux historiques, le nationalisme n’est pas autre chose qu’une demande d’État imputable à une idéologie des 19ème et 20ème siècle, quand, pour la première fois dans l’histoire, comme dit Ernest Gellner, l’État, le territoire et la communauté vont se superposer. Ceci n’a jamais existé dans l’histoire antérieure aux États nationaux. C’est donc très récent. Autre exemple, la création de l’État national israélien pour le peuple juif, également d’actualité du fait de la reconnaissance par Donald Trump de Jérusalem comme capitale, est une des conséquences de l’extrême adhésion à cette idéologie du nationalisme ; les juifs ne peuvent même plus vivre en diaspora sans être aussi et parfois d’abord des israéliens ! On voit la force prodigieuse de cette idéologie de la fin du 19ème siècle qui tente en vain de s’imposer en Espagne depuis 1812 dans une configuration difficilement réversible. Certes, historiquement, on peut toujours penser que c’est réversibles car on ne sait pas quand les choses se décanteront, mais la contradiction est très forte en Espagne entre ce modèle d’adhésion à l’idéologie étatique nationale et la résistance « régionaliste » au processus de centralisation étatique. « Régionalisme » ou « autonomisme » sont de mots qui marquent le chemin spécifique de cette résistance plurinationale, de la revendication plurinationale même. Il y avait une diversité de langues attachées à des peuples sans dépendance territoriale précise, ou une dépendance mouvante inscrite dans les contours des cheminement impériaux qui traversaient la péninsule ibérique et l’Europe. Les dépendances étaient davantage des formes d’allégeance ou de liaison d’homme à homme comme dit Marc Bloch. Peut importe la formule que l’on emploie, mais la territorialisation plurinationale qui subsiste de cette histoire Hispanique – ne pas oublier le Portugal – tente de se prolonger par des recherches de développement spécifique calquées sur le modèle standard national étatique. Il en existe pourtant d’autres. Certes, les lois constitutionnelles des États nationaux, le plus souvent écrites par des juristes qui n’ont pas autre chose dans la tête que le modèle d’unification centralisée, interdisent de penser d’autres formes d’organisation territoriales, particulièrement dans la présente Espagne de M. Rajoy pour qui seul compte « el imperio de la ley ». Le statut de la Catalogne retoqué en 2010 par le tribunal constitutionnel à la demande du Parti Populaire est un parangon de cette extravagance. Il faudrait rappeler à ces gens que si l’État est une organisation qui revendique et détient le monopole de la violence légitime, celle-ci selon Max Weber doit être acceptée spontanément par les membres de la communauté, c’est à dire attachée à une croyance, nécessaire pour la rendre acceptable et même indispensable ; elle peut donc se modifier, tout dépend de l’évolution des mœurs, des représentations sociales, des rapports socio-politiques, etc.
En Catalogne et dans les autres communautés autonomes cette croyance tend à se désagréger face à l’incapacité de construire un « modèle de pays » comme l’on dit là-bas. La transition a introduit et maintenu une vision exclusivement légaliste du dispositif législatif qui n’a rien à voir avec les facteurs socio-politiques qui « font » la loi dans tout État institué comme « État de droit » pour garantir un ordre social ; sa construction, jamais achevée, a besoin de politique, pas de juges ! Plus encore, cette dimension oubliée s’ajoute au bilan mitigé et ambiguë du processus de « transition » qui non seulement n’a pas connu de justice transitionnelle – les idéologues et anciens responsables de la dictature et tout le matériel symbolique franquiste continuent de trôner partout –, mais a fermé la porte au passé pour conserver et reproduire les habitus franquistes au sein de l’État : corruption vertigineuse, négation de la « loi sur la mémoire historique » dont le PP parvient encore à empêcher l’accomplissement à coup de procédures judiciaires. Les présupposés idéologiques et politiques sur lesquels s’affirmaient stabilité et cohésion sociale ne fonctionnent pas. Ils étaient sensé assurer une fragile cohabitation entre deux histoires, dont l’expression «période de transition» exprime le mode de gestion: l’histoire véhiculée par les groupes sociaux issus du franquisme et celle portée par les mouvement sociaux anti franquistes ; elles cohabitent et s’interpénètrent. Dans la première coexistent les catégories rurales, nobiliaires et de servage, les familles modernistes franquistes et post franquistes qui, faisant intrusion dans l’économie européenne mondialisée, continuent de grossir leurs profits avec les méthodes classiques de corruption, de détournements financiers vers les banques suisses, les paradis fiscaux ou servent à financer illégalement les campagnes électorales du Parti Populaire dont les candidats, une fois élus, tirent avantage en disposant à discrétion des fonds publics. Toutes sont animées de dispositions d’action héritées du franquisme, de pratiques autoritaires et de mise en valeur d’une hiérarchie sociale naturalisée. L’église catholique traverse cet ensemble social et a participé amplement à sa consolidation dans l’inconscient collectif ; la hiérarchie catholique n’est pas seulement doctrinale, elle s’inscrit dans l’espace, dans le mode de vie et d’habiter des clercs suivant leur place et leur rôle dans l’édifice, dans les processions de semaine sainte et de gloria, etc.
De son côté, l’histoire anti franquiste a créé son propre imaginaire. Les individus et les groupes qui en sont les protagonistes et se veulent les gardiens des enseignements démocratiques, n’ont néanmoins pas échappé à l’attrait de la valorisation monétaire : « faire sa pelote » n’était pas un mot d’ordre incongru dans les années 1980. Carlos Solchaga, ministre de l’économie dans le gouvernement de Felipe Gonzalez à partir de 1985, vantait ainsi les qualités d’une Espagne « où il est facile de devenir riche » ! L’interpénétration des catégories attachées à ces deux histoires se joue à ce niveau. Elle prend la forme d’échange de « bons procédés », financiers et politiques, de nominations dans les administrations publiques et privées, dans l’appareil judiciaire, les reclassement des ministres en fin de carrière, etc. Ce « système » qui se met en place dans les « années de transition » a permis deux choses : d’une part, l’enrichissement et la promotion de nouvelles catégories sociales, d’autre part, le tissage de réseaux de clientèles fortement rétribués par l’argent public ; dans certaines régions, comme en Andalousie où rien n’échappe à Suzana Diaz, où les institutions qu’elle dirige couvrent l’ensemble des activités sociales, « du berceau à la tombe », tel le modèle de la social démocratie allemande des années 1920. Ceci n’a pas encore été entièrement analysé ni documenté. La principale raison de cette carence procède précisément de l’ancrage profond du mythe de la « transition démocratique » dans la société. Il a conduit à des formes d’auto censure assez inédites dans les milieux politiques et jusqu’aux intellectuels.
Pour ces raisons, en Catalogne, mais pas uniquement, l’État espagnol tend à perdre sa légitimité à exercer le monopole de la violence par la coercition pure, physique, tout autant que symbolique. L’inculpation pour « rébellion » et « sédition », des bizarreries constitutionnelles moyenâgeuses qui n’existent nul part ailleurs en Europe – la constitution de 1893 en France incluait le droit « d’insurrection » ! –, d’indépendantistes reconnaît tout simplement que le monopole de la violence de l’État est contesté, ce qui le condamne à changer ses structures et ses lois. Le surgissement de l’imbroglio politico-juridique quant aux nationalistes catalans incarcérés devrait aussi nous alerter sur la dégradation des pratiques démocratiques dans un pays gouverné par le PP. A travers la controverse emprunte de jésuitisme, la classe politique issue de la transition cherche à leur coller un statut de « politique prisonnier », c’est à dire de vulgaires délinquants criminels, quand de nombreux juristes, y compris en Europe, en font plutôt des « prisonniers politiques ». Beaucoup de gens veulent croire que ceci est impensable dans une démocratie, y compris chez les plus avisés, tel l’acteur José Sachristán pour qui des prisonniers politiques ne peuvent exister que dans des dictatures pures et dures. La dégradation que j’évoque renvoie au constat que les « démocraties », parées de toutes les vertus dans un système achevé, peuvent être gouvernées par des voyous et des fascistes en puissance. Là se trouve le drame de la capitulation intellectuelle : la « démocratie » n’est plus interrogée !
Le fait qu’il existe deux blocs à peu près égaux, où coexistent en chacun droite et gauche, l’un républicain, l’autre monarquico-unioniste – dire constitutionnaliste est un euphémisme chargé d’idéologie anti réformiste portée par le PP – renforce de façon absolue l’exigence d’un changement constitutionnel. C’est l’unique alternative face à la tentation autoritaire et dogmatique du monarchisme-unioniste de vouloir réduire l’autre par une répression policière et judiciaire aux conséquences incalculables à l’intérieur de la Catalogne et, en dehors, celle d’accentuer l’éloignement déjà grand avec les autres territoires de la péninsule. Il faut en finir avec cette guerre d’Espagne contre la Catalogne que l’on se raconte parce qu’elle aurait prétendument traversée les siècles et renforce la vision anachronique du nationalisme catalan à faire correspondre un État, un territoire et une communauté appelée « peuple » ; on dit « peuple catalan » ou « peuple basque », mais pour eux « être espagnol » est une identité d’appartenance secondaire, sinon contestée ou refusée. Pour paraphraser Benedict Anderson, c’est une « communauté imaginée » ! Et plus encore, elle est paradoxale, car l’historiographie raconte tout autre chose : le Mezzogiorno n’évoque pas uniquement les régions du sud de l’Italie, la péninsule ibérique a connu le sien ; il a structuré le processus de modernisation économique. Ce point est décisif si l’on veut saisir le principe de l’opposition nord/sud, de cet antagonisme irrationnel entre les « Espagne », lequel conduit au boycott déraisonnable des produits fabriqués en Catalogne. Déraisonnable en tout cas comparée aux enjeux de la campagne BDS à l’encontre des produits cultivés dans les territoires palestiniens occupés et exportés par Israël. On est loin aussi des raisons qui ont amené les gens à boycotter les oranges d’Afrique du sud à l’époque de l’apartheid ! Les racines de la dialectique « tu me dois, tu me voles » sont idéologiques, elles ne résistent pas à une analyse sociologique et historique sérieuse, ni économiques : il convient de considérer la dynamique d’ensemble de l’interdépendance nord-sud.
Posons cette autre question : qui sont les catalans ? On ne sait plus le dire tellement la population concentre l’histoire de la péninsule, celle des migrations andalouses et maghrébines notamment. Comprendre la raison du catalanisme dans une région où cohabitent ces types de migration est un objet de science sociale en soi. Par ailleurs, ce sont les régions du nord qui ont vu refluer les troupes républicaines avant de connaître un nouveau calvaire après leur sortie de Catalogne au Perthus. C’est la Catalogne qui garde en son sein la plus forte charge symbolique de l’idée républicaine ; on oublie évidemment quand s’exacerbent la détestation à l’occasion des matchs Real Madrid-Barça, que l’un était la vitrine du régime Franquiste à l’étranger et le Barça, bien qu’il a décoré Franco à deux reprises, était l’expression politique de la république et du catalanisme. C’est la raison pour laquelle il reste encore une sorte d’agent du catalanisme. Se sont les régions du nord qui, par leur proximité géographique, ont tiré les Espagne vers l’Europe, bien avant la naissance de la Communauté européenne. Pendant le franquisme, la Costa Brava était le lieu de concentration des touristes ; par peur des rumeurs propagées sur la Guardia Civile, ils n’osaient pas descendre jusqu’aux terres du sud. Plus tard, les plages, la tauromachie et le flamenco sont, au nom de la « marque Espagne », cette nouveauté conceptuelle imbécile issue de la « transition », parvenus à attirer les récalcitrants. On oublie pareillement que les électeurs catalans ont voté à 91 % en faveur de la constitution de 1978 contre 88 % dans le reste de l’Espagne. Malgré cela, l’État espagnol ne manque pas une occasion pour entretenir la phobie anti catalaniste et en renvoyer l’image vers les idolâtres de l’État national « un et indivisible » comme on dit en France. Maria Dolores de Cospedal, dans sa vision néo franquiste aznarienne reprise sans complexe par Alberto Rivera, ira jusqu’à se montrer dans les rues de Barcelone avec l’état major de l’armée, comme le fit Juan Carlos en 1981 : « a por ellos » ! « arriba España » !
Or, en Catalogne, la contradiction n’est nullement entre les « bons » espagnols et ceux qui voudraient « rompre l’Espagne », selon l’expression utilisée abondamment, faute de pensée politique, par les crétins de la nouvelle droite Ciudadanos ; comme le PP, ils invoquent à tour de bras la notion « d’État de droit » semblant ne pas très bien savoir de quoi il s’agit. C’est presque risible mais le sujet est sérieux, surtout quand on sait à quel point la justice est gangrenée par les arrangements en coulisse, la nomination des juges ou le changement d’attribution de compétence par le PP : procureurs, tribunal constitutionnel, etc. Dans l’Espagne du Parti Populaire, comme avant dans celle du PSOE, les jugements des justiciables de « haut rang » s’entend, se règlent en dehors des tribunaux, donc hors la loi. Confère l’activité difficile, courageuse, des associations de magistrats démocrates pour faire valoir le droit face aux procédures occultes du ministère de la justice. La catalogne enferme ses propres contradictions. Elles ne relèvent pas de la guerre controuvée avec Madrid mais essentiellement de la composition plurielle de sa population. Aucune autre région ne l’est autant dans la péninsule, pas même Madrid ! Cela va des contradictions classistes ordinaires à celles plus complexes dont l’origine provient des histoires singulières des catégories issues des déplacements de populations et des migrations, ou de leur installation, parfois communautaire, ethnique et religieuse. L’affrontement « catalans contre espagnols » n’a pas de réalité en Catalogne. Peut-être y en a-t-il une autre construite ailleurs, sur la scène médiatique et dans les salles de rédaction d’une presse faiseuses d’opinion majoritairement réactionnaire. Ces derniers poursuivent des desseins politiques dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne favorisent pas l’apaisement. L’on y évoque aussi souvent un pseudo conflit linguistique ; certes, la langue catalane est privilégiée, mais tous les catalans parlent le castellano : on appelle çà le bilinguisme ! Tout cela relève de pures inventions liées à d’obscures intentions centralistes, de même que supposer une fracture sociale liée au mouvement indépendantiste est une hypothèse fausse qui interdit de comprendre les mécanismes, les enjeux et sa raison. Sa raison ? Il faut avoir vécu le referendum du 1-O pour poser quelques hypothèse : au moins deux. La première concerne les héritages culturels et ceux liés aux vécus familiaux, rien d’extraordinaire ni d’étonnant à cela ; c’est le cas dans toutes les sociétés, de l’Andalousie à Barcelone ; Pierre Bourdieu à démontrer cela depuis longtemps, ce n’est plus discutable. La seconde, explicative du développement du désir d’indépendance en Catalogne se lit dans les appréciations des habitants ; ils disent : « laisser nous régler nous même nos affaires, celles de corruption, celle des 3 % bien sûr, mais toutes les autres qui sont dissimulées par Madrid. Elles concernent autant la corruption généralisée que celle proprement catalane. Par ses méthodes, police secrète, justice partiale et politisée, par son implication dans les affaires, le Parti Populaire et le gouvernement de Madrid interdisent l’assainissement des intérêts publics en Catalogne ». Ceci doit être évidemment plus amplement documenté, j’ai conscience que quelques semaines d’enquête ne permettent pas des conclusions définitives, mais l’hypothèse est capitale.
Je ne prend pas beaucoup de risque à affirmer aujourd’hui que le poids du nationalisme catalan et ses effets excluant est beaucoup moindre que dans le nationalisme « espagnoliste » qui se donne à voir en ce moment. On l’observe de même à propos des réfugiés : un nationalisme, pour ne pas dire un racisme culturel, religieux, de sang ou de couleur. Bien moindre aussi que dans le nationalisme anti colonial et populiste, sa face positive si je puis dire, du tiers monde avant et après décolonisation. Il est vrai que dans ce nationalisme idéal-typique généralisé sur la planète, la « purification nationale » existe toujours tendanciellement, autrement dit faire correspondre un État, un peuple et un territoire, mais dans une péninsule ibérique plurinationale, le nationalisme régional catalan ne relève pas de cette catégorie. C’est à dire qu’il ne relève pas des formes de nationalisme extrême que l’on appelle « purification ethnique ». L’idéologie nationaliste catalane n’est pas plus le produit d’une simple fourberie pour masquer la lutte des classes et instaurer un rapport imaginaire entre des individus égaux en droits et aux intérêts personnels identiques, comme si la bourgeoisie – le sujet collectif bourgeois – y avait fabriqué de toutes pièces le nationalisme pour tromper le prolétariat. La bourgeoisie de Girona y a bien sûr sa part de responsabilité commandée par ses intérêts de classe, il faut se rappeler que le « pujolismo » a précédé l’indépendantisme. Tout comme la bourgeoisie de Madrid et la noblesse andalouse convertie au capitalisme patrimonial ou agraire sont compromises dans le nationalisme espagnol, mais c’est surtout à travers une multitude d’interaction sociales. Plus encore, leurs intérêts de classe ne se situe plus uniquement dans un cadre national, mais européen et international ; on oublie que la sortie du carcan économique national fut la cause principale du changement de régime politique, pensé avant et après la mort de Franco. Celle-ci en effet est presque anecdotique face au dessein post franquiste qui se construisait en arrière plan dans les différentes strates du pouvoir depuis la fin des années 1960 ; la mort de Franco ne fera que précipiter le processus conduit par le patronat moderniste contre d’autres catégories sociales, notamment terriennes, là où sont localisées et enracinées les anciennes formes hiérarchiques, de la noblesse et des propriétaires fonciers ou agrariens jusqu’aux paysans sans terre.
L’aspect « voile d’ignorance » des conflits de classe prêté aux populismes du tiers monde et aux nationalismes étatiques classiques n’agit pas en Catalogne, ni dans les autres territoires de la péninsule où existent des courants politiques clairement identifiés, de droite et de gauche pour aller vite. A la différence de l’idéologie nationaliste extrême qui donne le primat à l’identité nationale, le nationalisme catalan ne tend pas pour l’instant à transformer les conflits sociaux en conflits ethniques que l’on dit aussi bêtement « identitaires », comme ceux présents ailleurs à échelle macro et micro locale. Donc, si l’on dénonce les nationalismes en général et le nationalisme catalan en particulier, il faut rappeler, comme l’a montré Ortega y Gasset, que le « régionalisme espagnol » est un effet puissant du « nationalisme espagnol » ; il faudrait mettre en question celui-là avant tout autre. Mais le plus important, avéré même, est que ce dernier constitue la sphère d’entrée des courants d’extrême droite néo-nazis dans les Espagne. De la même façon, la montée de l’extrême droite dans tous les autres États-nations Européens et le désir de « purification ethnique » est favorisé par un nationalisme du même type. On le voit à présent avec les réfugiés. Il me paraît par conséquent capital de signaler cette chose curieuse, l’accroissement considérable dans les deux siècles précédents du nombre et de la force des nations n’a pas abouti à une uniformisation de la civilisation ; on assiste au contraire à une individuation de plus en plus profonde des nations et des nationalités, les unes par rapport aux autres et en leur dedans. En cela l’internationalisme était purement un phénomène de l’ordre idéal. La solidarité inter étatique a longtemps été un leurre, certes « efficace » idéologiquement ; elle était sensée faire entre les États nationaux ce qu ‘elle prétendait faire pour les hommes en leur intérieur. L‘évolution vers un nationalisme régional procède du même type de désunion, c’est à dire quand l’État n’apparaît plus comme un cadre de défense des droits fondamentaux et que, du coup, la solidarité imposée par la péréquation entre région ne se vit pas en tant qu’expression inscrite dans un État-national ; s’ensuit que sa légitimité à l’imposer, tout autant que celle à faire des lois, c’est à dire à « faire la loi », est sans cesse interrogée et remise en question.
J’en viens à un problème déterminant quant à l‘évolution vers le nationalisme régional et à cette crispation à l’encontre du catalanisme au profit d’un nationalisme supérieur « pour l’unité de l’Espagne ». Sa cause se nourrit aujourd’hui du déplacement du marché national, de son éclatement, entraînant un processus de dénationalisation de l’État national. On est très loin de la problématique « tu me voles, tu me dois ». On change de paradigme ou, pour le dire mieux, on est en train de changer de période. C’est la fin d’un cycle historique, on entre maintenant dans le temps de la « dénationalisation » qui recompose la substance socio-politique du « nationalisme » et son aboutissement comme construction des « peuples nationaux ». Dans cette configuration, le « nationalisme » trouve aujourd’hui une signification nouvelle dans la « résistance » à ce qui est en train de se décomposer ; la décomposition s’universalise comme s’est universalisé l’« État national social ». En effet, le nationalisme universel après s’être décliné dans une pluralité de configurations, dans une pluralité de nationalismes donc, la « dénationalisation » en train de se « mondialiser » se diversifie elle aussi selon des formes sociales spécifiques. L’islamisme, les migrations ou les mouvements sociaux identitaires et national-régionalistes manifestent cette décomposition de l’« État national social » en Espagne et en Europe. Je précise cela afin de ne pas oublier les effets anthropologiques et historiques dans le débat sur le nationalisme, sur ses évolutions conceptuelles et politico-sociales.
Ouvrir cette perspective suggère un autre paradoxe ; le 15M des places de capitales espagnoles, comme cela s’est passé après mai 1968 en France, est qu’il a libéré le « pays », la « terre », de l’enfermement national. On a vu les engagements politiques flotter dans les régionalismes – ils étaient breton, basque, corse, etc. en France – et la « terre » transférée sur des espace territoriaux plus larges : Catalogne, Pays Basque, Andalousie, etc. Les politologues confondent toujours la « nation » et la « terre », or le nationalisme a obtenu que la « terre » puisse porter le noms de deux pays: Espagne et Catalogne ou Pays Basque, les Espagne en somme. Si le nationalisme étatique tend à les confondre sous « la patrie », dans la péninsule il n’est pas parvenu à les fondre entièrement ; même dans la guerre nationale on évoquera toujours les catalans, les basques ou les andalous. C’est pourquoi cette configuration en train de naître fait-elle surgir un « droit » pour les régions en recherche d’existence nationale – il faut se rappeler que la formule « droit à décider » s’est formé dans le mouvement du 15M – assorti d’un droit à une existence régionale avec pour chacun un mode spécifique d’exigence ; c’est le cas en Euskadi, en Corse, en Catalogne ou encore en Kabylie en terre d’Algérie qui s’en est largement inspirée. Sous héritage néo-franquiste, ce droit est nié aujourd’hui ; l’obsession centraliste « espagnoliste » de José Maria Aznar est allée jusqu’à interdire d’inscrire les codes régionaux sur les plaques minéralogiques des automobiles, c’est grotesque !
Alors qu’est que l’« État espagnol » ? Sauf à brandir le drapeau, ceux qui sont persuadés de l’unité de l’Espagne n’ont pas même l’audace d’en donner une définition rigoureuse. La scansion, mille fois braillée, « somos español, español, español !!! » cache mal l’embarras par rapport à cette question ; plus encore elle résonne comme une plainte. L’Espagne se veut unifiée par l’« État espagnol » mais, non seulement elle est le contraire du processus français, c’est surtout une illusion ! Le substantif Espagne est entré dans l’imaginaire collectif uniquement par l’aphorisme de l’église catholique « Être espagnol, c’est être catholique ou rien » ainsi que l’exprimait le cardinal primat d’Espagne après le pronunciamiento franquiste de juillet 1936. Il s’est ancré dans l’inconscient collectif durant la guerre civile : à travers l’église catholique se réalise la nation ! Dans l’exception française c’est le genre humain, accroché à la devise, certes maintes fois parjurée ou reniée, « Liberté, Égalité, Fraternité », qui a créé l’unité ouvrant à la construction de l’État national. Ainsi, en gardien du temple franquiste, le « national catholicisme » peut-il avantageusement se présenter comme une solution de continuité avec l’empire romain chrétien et la mythologie de la Reconquista ; une solution controuvée puissante dont la tâche consiste à préserver coûte que coûte cette idéologie du catholicisme national au fondement d’une conception totalitaire de l’unité de l’« État espagnol ».
Ce mythe catholique s’est imposé parce qu’en face il y avait un vide pour justifier une Espagne comme État national. Dans l’histoire, ceux qui n’ont pas partagé cette illusion et qui n’y adhère pas plus aujourd’hui, se retrouvent dans les parcours multiples en son dedans d’individus et de groupes, de peuples uniques et de peuples partagés. On les rencontre aussi dans l’immigration en dehors du territoire où le mythe se décline sous celui de « mère patrie ». C’est donc une Espagne imaginaire qui s’énonce sous son absence de continuité ; une Espagne marquée par une suite de rupture difficile à assimiler par l’inconscient des individus. Ceci explique que nombre d’entre eux ne s’y reconnaissent pas. Pour paraphraser Ortega y Gasset, ils en sont malades, ils en souffrent de façon permanente : une souffrance qui alimente celle de l’Espagne et leur frustration de ne pouvoir s’y abandonner. On est obligé en effet d’accorder une grande lucidité à Ortega y Gasset et à son intuition selon laquelle pour être complètement elle-même, pour rompre avec la médiocrité, l’Espagne doit chercher à s’arracher du complexe d’infériorité qui ne cesse de l’envahir. Il lui faut toujours engager des « grands » desseins, comme de s’unir pour des entreprises impérialistes dans les Amériques. A ce titre, fuir sa misère dans les Amériques fut un moment dont se nourrit à présent le besoin de ressasser le passé, le mythe de l’empire célébré et cultivé année après année : le « jour de l’hispanité » ! S’il n’avaient pas conquis l’Amérique, les Espagnols se penseraient comme des « gens de peu » attachés à l’image disloquée de la « grande Espagne ». Il leur faut des croisades à entreprendre pour éviter que la nation se déchire. De fait, il n’est d’unité de l’Espagne qu’imposée car elle n’a pas de vie propre, ce que montre Ortega y Gasset. Le surgissement du conflit catalan en est l’expression : pour exister, il faut sortir de la quotidienneté, ce flux spirituel qui entretient la conservation sociale dans la modernité et opère un gigantesque détournement de la capacité créatrice. Et quand s’use la quotidienneté il faut des mots neufs pour transformer le quotidien ; il faut toujours produire du « nouveau », du « moderne » ; c’est pourquoi le passage du nationalisme étatique au national régionalisme tend à introduire du « nouveau » et, sous certains conditionnements idéologiques, avoir une vertu mobilisatrice. Malheureusement, si le régionalisme, la gouvernance et l’État appellent des mots neufs, leur vertu ne va pas jusqu’à changer la vie ; la quotidienneté ne se change pas avec des mots ! Du coup, pour ne pas mourir sous une représentation négative qu’ils jugent avoir méritée, les « espagnols » ressortent le drapeau pour crier « Arriba Espaňa » en attendant de s’investir dans d’autres desseins qu’ils estiment, à tort, maîtriser, le foot, le sport – être les champions –, etc., sinon s’endormir avec la presse du cœur ou se laisser envahir par les abondantes « tertulias » qui forment l’opinion diffusées sur l’ensemble des réseaux de radio télévision.
Pour que l’être de l’Espagne se révèle, pour que ses habitants se sentent espagnols, tout doit y être grand, plus fort. Combien de fois ai-je entendu cette apologie du « meilleur que.. » ou du « plus grand que.. », du « nous sommes champions du monde ! » lors des performances de la « roja » qui met du baume sur les conflits internes. Cela fait 10 siècle que les peuples hispaniques vivent dans une agonie irrépressible, ils en ont fait un complexe dont la trop fameuse « leyenda negra » rend compte de façon allégorique. Le territoire hispanique et ses habitants ont été stigmatisés par cette persistante légende, mais elle permet aussi de faire prendre conscience du cours particulier de leur histoire, des penchants archaïques de ses rites de culture, de ses mœurs et valeurs entretenus et justifiés en tradition dans des « pays » où la mise à mort est érigée en spectacle. Depuis les années 1980, les Espagne n’ont eu de cesse de s’ingénier à produire des images positives pour se libérer de cette légende. Sur les bases de « l’État social », vendre la « Marque Espagne » devaient le permettre. Cependant, quarante années de « transition démocratique » ne semblent pas avoir suffit, la société apparaît plus que jamais engoncée dans un complexe irraisonné et tenace auquel elle voulait échapper pour entrer sur le marché Européen ; en plein conflit catalan, les limites de la transition éclatent au grand jour. Doublement complexés, des pans entiers de la société montrent à nouveau leur pire visage dans les concentrations pour « l’unité nationale ». Toute l’histoire de la transition se trouve ainsi interrogée car les Espagne n’en ont pas fini avec le passé franquiste !
Partout dans les Espagne je ressens cette blessure, une sorte d’injonction d’infériorité sur lequel s’abrite le désir jamais réalisé parce qu’inatteignable, de la grandeur projeté vers le monde, vers l’universel. Il m’a fallu beaucoup de temps, d’enquêtes et de parcours aux quatre coins de ces Espagne pour commencer à en saisir quelques aspects de leur fondement, de leur principe organisateur alimenté par des mythes et des mystifications. L’Espagne ne paraît pas s’en libérer. Et il y a autant de mythes créés par la droite que par la gauche. On est dans le monde des mythes, pas dans celui de la vérité. La gauche voudrait utiliser la vérité pour combattre la droite mais elle ne tente de convaincre qu’en développant des mythes. Derrière la mort de Franco en effet, le rêve c’est Juan Carlos le sauveur, la transition, la movida et la « grande Espagne » ; « arriba ! », le cri de guerre des nationaux court depuis un siècle, de Primo de Rivera à Franco jusqu’à la Puerta del Sol en octobre 2017. Cette armature, à laquelle il faut ajouter la complexité des concurrences régionales, des particularités culturelles et linguistiques régionales-nationales, constitue le fond politique de l’« État Espagnol » qui a voilé les questions non résolues, à la fois historiques, politiques et sociales depuis la guerre civile et les années de plomb de la dictature jusqu’à aujourd’hui.