Où en est la revendication fondamentale de « République » en Espagne ? Qu’est-il entrepris pour la faire renaître et la développer? Beaucoup de mes collègues de Madrid évoquent la médiocrité sinon la nullité ou l’insignifiance intellectuelle de la classe politique dans un pays en panne d’intelligence sociale, de processus de civilisation des mœurs et des rapports sociaux ; ce n’est pas le seul où il en est ainsi. Je partage cette opinion, cependant l’observation me paraît insuffisante. Pour aller au delà, je reviens sur les questions récurrentes concernant Podemos, lequel semble échapper aux caractéristiques que j’évoque sur la classe politique ; j’aborde ensuite les processus actuels de fascisation des sociétés en Europe.
Il faut se rappeler que les partis socialistes d’aujourd’hui et d’hier n’ont jamais fait ce qu’il promettait et plus encore font le contraire avec constance ; mon père, syndicaliste non communiste devenu cheminot après la sortie de la guerre, me disait toujours « méfie toi des socialistes ! ». Un regard rétrospectif sur le mouvement communiste international montrerait des occurrences semblables. Dans le camp du « marxisme » et de la sociologie critique, évoquer cette « trahison !» est devenu un poncif dans l’évaluation de son activité historique, elle se vérifie en effet pleinement à travers sa dimension diachronique. L’histoire des « Partis socialistes », cette gauche nommée « social démocrate » par anachronisme historique, est marquée par ses tromperies successives. Par anachronisme historique, car on oublie que la terminologie « social démocrate » s’appliquait tout autant au Parti social démocrate allemand auquel Marx avait adhéré après avoir dissout la Ligue des Communistes, qu’au Parti Ouvrier Social Démocrate Russe formé à la fin du 19ème siècle. Ceux qui se réclament de Jaurès pour repenser aujourd’hui la « social démocratie » oublient tout autant qu’il était certes réformiste, mais réformiste marxiste ! Dire « Social-libéral », ou mieux encore « social capitaliste », définit mieux l’aboutissement présent des Partis Socialistes après avoir écarté Marx et commis abandons et renoncements auxquels ils nous ont habitué. Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire notait, peu avant son suicide en 1940, que la « social-démocratie » a cessé d’être social démocrate en inaugurant ses reniements après avoir dissout toute l’énergie des forces révolutionnaires. Seul le parti allemand a conservé cette appellation, les autres ont gardé le substantif « socialiste » en l’accrochant à une orientation identifiée en « deuxième gauche », « troisième voie », « nouvelle gauche », « socialisme du XXIème siècle », etc.
Ainsi, cette perte de l’action qui s’occupe du commun comme dirait Hannah Arendt, s’explique-t-elle de façon fort simple ; d’une part, à travers les liens de dépendance tissés dans l’exercice du pouvoir d’État avec les catégories hautes de la société : la bourgeoisie. On appelait ainsi autrefois cette catégorie, elle continue cependant d’être une réalité sociologique fondamentale et un facteur inévitable de l’analyse socio-politique. C’est cette relation qui commande la reproduction des dirigeants socialistes sous hégémonie culturelle de la «bourgeoisie», un terme dont le sens sociologique et politique s’est perdu. D’origine ouvrière ou pas, ils sont animés par des aptitudes acquises qui les prédisposent à pactiser avec les catégories sociale hautes, lesquelles exercent envers eux une puissante fascination à travers la médiation d’une série d’artefacts dans un monde halluciné, livré à la métaphysique de l’argent : mode de vie, modernité, etc. D’autre part, la raison fondamentale ne renvoie pas à un refus conscient d’agir en faveur du commun de la majorité sociale salariée, maintenant 92 % de la population : c’est qu’ils ne savent pas faire autre chose! Ni même ne sont capables de penser qu’ils puissent faire autrement ! Ici se trouve l’explication de l’énigmatique formule « parti de gouvernement » utilisée par les Partis socialistes au moment de justifier, après avoir gagné une élection, l’abandon de leur programme de campagne en faveur d’une conduite « responsable des affaires ». Ils contribuent de ce fait au dépérissement de la démocratie comme possibilité toujours ouverte de faire autre chose et autrement.
Le phénomène Podemos (Lire ici), son surgissement si je puis dire comme effet retard du mouvement des indignés du 15M, se nourrit de cette incapacité du PSOE à formuler ou à reformuler et appliquer un projet de « gauche » identifiable face aux politiques défendues par les formations politiques de la « droite », dans un contexte où ces mêmes courants cherchent à abolir l’opposition droite/gauche héritée de l’histoire sociale et politique. Elle se décline couramment maintenant à l’américaine, entre « progressiste » et « conservateurs », moins clivante donc plus consensuelle, autrement dit dépouillée de son contenu foncièrement politique. Tout cela participe de cette invention très à la mode de l’extinction du clivage droite/gauche avec pour justification des formes concrètes en France et en Italie par exemple. Les projets politiques se formulent désormais avec des nuances autour d’un « centre » controuvé : dans l’État espagnol, PP et C’s sont de « centre droit » et le PSOE de centre gauche ! Unidos Podemos se trouve expulsé à l’« extrême gauche », ni « réaliste, ni pragmatique ni moderne, accablé de toute part de procès en disqualification ; notons que tout ceci se répète de façon entièrement identique contre le mouvement France Insoumise et Jean Luc Mélenchon en France. Le PSOE quant à lui est tenté de travailler à la révocation du clivage droite/gauche en empruntant de façon tortueuse le chemin de Tony Blair pour qui « La gestion de l’économie n’est ni de gauche ni de droite. Elle est bonne ou mauvaise… Ce qui compte, c’est ce qui marche ! ». Plus encore, poussé par Felipe Gonzales vers la grande coalition façon SPD, il ne manque pas de s’autoproclamer « parti de gouvernement », « la gauche du réel, ancré dans le monde tel qu’il est ! ». En France, l’identité politique structurante de l’antagonisme droite/gauche a commencé à se dissoudre sous les sommations néolibérales dictées par l’Union Européenne et dans les « fronts républicains » sensés stopper la montée électorale du Front National : avec les résultats que l’on connaît.
Ce credo est une pensée réactionnaire par excellence ! Ce faisant, la coagulation politique au centre laisse à Unidos Podemos un espace politique à conquérir. Il a réhabilité l’évidence de l’irréductibilité du clivage droite/gauche par son actualisation théorique, comme chacun sait désormais, avec le concept de « peuple » construit en catégorie politique par Ernesto Laclau. Du coup, pour intensifier le discrédit, le « populisme » s’est invité dans l’espace public, dans la presse Main stream, dans les tertulias et commentaires de responsables politiques, afin de massacrer plus encore le projet politique de Podemos. Le « populisme » y est généralement confondu avec la « démagogie » dont on oublie qu’elle est la modalité par laquelle se mènent les campagnes politiques dans les démocraties. Néanmoins, dépourvue de solidité doctrinale jusque dans des champs prétendument intellectuels, les caricatures et anathèmes ne parviennent pas à démonter la crédibilité de l’opposition « haut/bas » ou « oligarchie/peuple » qui structure la société. « Droite-gauche » n’était pas une catégorie de pensée chez Marx ; pour lui, la contradiction fondamentale se résume à deux formules : « socialisme/capitalisme » et « prolétariat/bourgeoisie » ; dans le concept de « populisme » d’Ernesto Laclau et tel que développé par Podemos – Errejon et Iglesias – l’antinomie entre le bas et le haut, entre le peuple et les élites, n’est autre que la reprise aux conditions d’époque de ces formules. La notion de « peuple » n’est pas absente chez Marx, elle est orientée vers la question des « alliances », notamment avec la petite bourgeoisie paysanne. Aujourd’hui, le « prolétariat » c’est le « peuple » qui, constitué en « multitude » chère à Antonio Negri, regroupe l’ensemble des catégories sociales dominées.
Le débat entre Errejon et Iglesias se comprend peu si l’on se réfère au murmure assourdissant répandu par les Mass-médias à travers le pays ; leurs divergences ne sont pas stratégiques mais tactiques ; ils défendent le même programme. Ni radicaux ni extrémistes, les deux sont globalement réformistes : le pouvoir se gagne dans les urnes! Le programme d’union de la gauche porté par F. Mitterrand lors de l’élection présidentielle de 1981 en France, dont les nationalisations, était plus à « gauche » que celui de Podemos. Son projet politique est celui d’une « extrême social démocratie », un outil pour combattre les inégalités sociales et moraliser la vie politique et institutionnelle, dont le système judiciaire qui en a grand besoin ; c’est à dire, « une social démocratie qui n’aurait pas failli » (Lire ici). A vistalegrre 2 il s’agissait somme toute d’une controverse classique entre deux tendances, telle qu’elles ont toujours existé dans le mouvement ouvrier et socialiste, quant à la façon de gagner des soutiens populaires et de construire l’hégémonie culturelle.
Le dernier point mériterait sans doute de plus amples développements, il concerne les objections à propos de la thèse que j’ai soutenue dans une de mes conférences à Madrid, évoquant l’évolution vers des formes « fascistes » des régimes politiques en Europe et dans le monde. Je me limiterai à présenter ici quelques arguments préliminaires. On m’a reproché d’exposer cette thèse devant un public d’étudiants et de profs dans un pays qui a connu la dictature. Je comprends que cela puisse déplaire de réfléchir sur la nature néo-franquiste de l’État espagnol, ni de montrer qu’Emmanuel Macron et Marine Le Pen en France sont séparés par des nuances minimes si l’on considère leur inclusion dans la recomposition des courants néo-libéraux français fondée sur des fins sociales et politiques de même nature. Tirer un simple trait d’égalité entre ces derniers serait bien sûr stupide, mais en faisant cette analyse j’entends identifier les processus politiques à l’œuvre dans la configuration où nous vivons. Cette perspective, fondée en science sociale, n’a pas déclenché un quelconque scandale, bien au contraire. En fait, je me suis référé au livre du collègue de l’Université de Valencia Antonio Mèndez Rubio intitulé FBI, Fascisme de Basse Intensité publié à La Voragine. Il ne s’agit pas d’une simple critique, maintenant classique, de la dictature du nouveau fascisme tecno-mercantil et de consommation, mais d’un mouvement de fonds dans l’ensemble politico économique international et diplomatique impulsé par l’activité fascisante du système financier.
Je ne reprends pas ici l’ensemble de ses arguments, néanmoins j’insiste sur sa position proche de la mienne et celle de Antonio Mèndez Rubio quant à la variété de configurations proto fascistes ou de Fascisme de Basse Intensité, de Erdogan à Rajoy-Felipe en passant par Macron et autres Trump. Je résume : jusqu’où les citoyens sont-ils disposés à accepter un régime politique autoritaire, despotique ou même totalitaire sans rôle directe de l’armée : c’est à dire une « démocratie » articulant conservatisme social, nationalisme étatique – national catholique espagnoliste dans l’Etat espagnol –, avec un demande sociale d’autorité et d’action brutale contre les libertés publiques, individuelles et collectives. Les politologues ont créé le néologisme « démocrature », en France Macron est baptisé Jupitérien ; quelques amis me conseillent d’utiliser plutôt à son sujet le terme « autoritaire » pour éviter l’écueil de la charge symbolique et historique du mot « fascisme ». Ayons toujours en tête le célèbre passage du roman de Ernest Hemingway Pour qui sonne le glas, « il y a beaucoup de fascistes dans ce pays, mais ils ne savent pas encore qu’ils le sont » ; de même pour ceux qui agissent, sans le savoir, selon des prémisses fascisants. Nous avons déjà eu ce débat il y a une quinzaine d’années ; à l’époque je m’accrochais au concept de « démo césarisme », quand mon collègue du département de Droit de l’Université Paris 8, H. Cubertafond, usait de la formule « démo despotisme ». C’était encore confus ; avec le concept de FBI on a désormais une caractérisation adéquate, juste et précise, des régimes émergents sur la base de la négation du clivage droite/gauche.