Le phénomène Podemos : Du rêve à la réalité

L’interrogation « pourquoi un mouvement de type Podemos ne s’est-il pas développé en France ? » occupe nombre de commentaires et d’analyses. Ils fournissent assurément des pistes de réflexion et des tentatives de réponse fécondes quant à la situation dans l’hexagone. Or, j’étudie la société espagnole depuis plusieurs années et je suis frappé par le fait que l’on ne renvoie que très rarement au contexte sociopolitique espagnol. La comparaison entre les deux pays, plus précisément entre les histoires politico-sociales respectives qui les ont marqués pendant les quarante dernières années, permettrait de mieux comprendre, non seulement pourquoi un tel mouvement n’apparaît pas en France, mais aussi quelles sont les causes du surgissement de Podemos en Espagne et comment il a pu acquérir une influence telle que le paysage politique espagnol s’en est trouvé transformé suite aux dernières élections locales. Elle montre en même temps que ce qui semble apparaître comme une exception en Europe – distincte de celle de Syriza en Grèce – a créé en France des illusions injustifiées quant à son avenir. Si l’expérience « Front de Gauche » en France se différencie de Podemos par bien des aspects, la capacité de ce dernier à changer radicalement les orientations politiques en Espagne ne sont pas supérieures à celle du Front de Gauche. On doit cependant mettre à son crédit d’avoir changer de façon significative une configuration politique fossilisée par le bipartisme PSOE-PP. C’est l’ensemble de cette problématique que je voudrai montrer succinctement dans ce qui suit.

En regard de la situation française où l’espace politique de la contestation « anti système » est occupé par le FN résultant d’un processus d’implantation long relié à toute une série d’avatars historiques, il n’existe pas en Espagne de parti d’extrême droite autonome. L’extrême droite espagnole issue du franquisme s’est organisée à l’intérieur du Parti Populaire souvent présenté comme un parti de droite classique. Plus encore, elle n’y est pas isolée mais occupe de fortes positions d’influence et de pouvoir dans les institutions politiques et à tous les niveaux de l’appareil d’État. Cette physionomie fait suite, au moment de la chute du régime franquiste, à l’agencement d’une série de facteurs dont l’articulation a favorisé des continuités sociales, politiques et religieuses dans une procédure dite de « transition », encore appelée aujourd’hui « démocratique ». Les « pactes » conclus à l’époque, dont le célèbre « pacte de la Moncloa », en ont formé la technologie. Pour le comprendre, il faut examiner trois ordres de médiation institutionnelle à partir desquels s’est construit le mythe de la « transition démocratique » : le rôle de l’héritier du généralissime, Juan Carlos 1, c’est à dire en mandataire des différents corps de l’armée et des plus hautes personnalités de l’État, celui de la bourgeoisie moderniste, formée dans le giron franquiste et en grande partie regroupée au sein de l’Opus Dei, enfin celui de la « Conférence épiscopale », sorte de gouvernement de la hiérarchie catholique constitué d’évêques et de cardinaux. Gardien du temple franquiste, ils ont notamment la tâche de préserver coûte que coûte l’idéologie du « national catholicisme » au fondement d’une conception totalitaire de l’unité de l’« État espagnol ». Appliquée sous le franquiste, on sait aujourd’hui que la réalité socio historique de la péninsule la rend illusoire.

Ceci n’a pas encore été entièrement analysé ni documenté. La principale raison de cette carence procède précisément de l’ancrage profond du mythe de la « transition démocratique » dans la société espagnole. Il a conduit à des formes d’auto censure assez inédites dans les milieux politiques et jusqu’aux intellectuels. Sans aller trop loin, je voudrai mentionner quelques repères socio-historiques afin de permettre une meilleure compréhension de l’ascension de « Podemos » et surtout de son avenir.

Le premier élément renvoie aux causes du changement de régime politique espagnol. Le passage d’une période à l’autre ne survient pas, comme on le pense trop souvent, avec la mort de Francisco Franco en tant que telle, celle-ci est presque anecdotique face au dessein post franquiste qui se construisait en arrière plan dans les différentes strates du pouvoir depuis la fin des années 1960. La mort du caudillo ne fera que précipiter le processus en cours . Il est conduit par le patronat moderniste contre d’autres catégories sociales, notamment terriennes, là où sont localisées et enracinées les anciennes formes hiérarchiques, de la noblesse et des propriétaires fonciers ou agrariens jusqu’aux paysans sans terre. Notons que ces catégories seront un enjeu fort au moment de la constitution des pactes à partir de 1976. Ne pouvant résister au processus en train de s’opérer, il s’agira pour elles de conserver leurs acquis économiques, politiques et sociaux  : fortunes amassées antérieurement grâce à leur domination sur l’exploitation des terres, élevage, agriculture, etc., jusque là garantis par l’État franquiste et appuyés par l’église catholique. Contraints d’entrer dans l’après franquisme, elles réussiront à sauver l’essentiel. Parmi d’autres exemples, images et fêtes religieuses, la Duchesse de Alva en est un cas concret. Bien qu’elle ait dû fréquemment faire face aux revendications des paysans-ouvriers en charge de l’exploitation de ses propriétés agricoles, elle continue d’être adulée en Andalousie après son décès en 2014. Plus titrée que Juan Carlos, elle avait entre ses mains une des plus grandes fortunes espagnoles maintenant distribuée par héritage aux enfants. De ce point de vue le changement de régime a consacré de solides continuités agrariennes et hiérarchiques en Andalousie, Estrémadure et Castille-la Manche, ainsi que dans l’ensemble du peuple plébéien. S’y affirme la croyance en un ordre naturel, monarchique et papiste, célébré comme il se doit. Mais plus encore, cette mystique de la différence sociale, de sa « naturalité », se superpose à des ordres profanes singuliers produits par l’envahissement des « chroniques sociales ». Ainsi nommées, elles alimentent une fascination des « gens ordinaires » envers la richesse réservée aux « gens d’en haut » et à ceux de condition modeste « sortis du rang ». Ces opérations de distinction sociale occupent la vie quotidienne des espagnols comme une sorte de dérivatif face à la désespérance de la quotidienneté qui opère un gigantesque détournement de la « capacité créatrice » et entretient la conservation sociale.

La région de Valence, par sa position en bord de mer notamment, s’insérera plus particulièrement dans l’industrie de la construction et du tourisme. Un processus qui se développera sur toute la côte Méditerranée, de la Costa Brava jusqu’à la Costa del Sol. C’est là que l’on trouvera de nouvelles catégories d’entrepreneurs, peu professionnalisés et entretenant des relations douteuses avec divers secteurs de la finance et les réseaux mafieux. Ils ont aussi leur origine dans les territoires marocains de Melilla et Ceuta. Mort en 2004, l’ancien Maire de Marbella les associera à ces « affaires », soutenu par un personnel politique regroupé dans son inoubliable parti éponyme, le GIL, « Groupe Indépendant Libéral ». Rappelons que Jésus Gil a été condamné pour ses frasques dans les années 1960, amnistié et « pardonné » par Franco en 1969. Son cas illustre le profil des dynasties familiales constituées et installées dans la région Autonome de Valence et jusqu’aux provinces méditerranéennes de l’Andalousie. Produits de continuités et de pratiques héritées commencées sous le franquisme, tous ces réseaux administrés par des caciques locaux se trouvent impliqués dans les « affaires », dites de « corruption » dont on parle tant aujourd’hui.

C’est en remontant vers le nord, dans les régions industrialisées, du sud de Madrid aux régions du nord, jusqu’aux Asturies, en Galice ou en Catalogne, que le Mezzogiorno espagnol favorisera l’éclosion d’un bourgeoisie industrielle qui, enfermée dans un marché national aux débouchés limités, œuvrera dans les années 1970 à ouvrir l’Espagne au marché européen et aux avantages, subventions et autres, d’une Europe en train de se construire. Cette catégorie sera au cœur de l’élaboration du projet politique post franquiste sous les auspices de l’Opus Dei, une sorte de secte anticommuniste, à l’instar des réseaux Gladio créés par la CIA américaine dans les années 1940. Liée au Vatican, son rôle est de faire accéder ses membres, à l’aide de sélections et de formations spécifiques, à toutes les positions de contrôle des différents pouvoirs dans le monde, En Espagne, son objectif est de promouvoir le « national catholicisme », de lutter contre les sédiments « répuplicano marxistes » de la guerre civile et d’impulser les règles du libéralisme économique. Très implanté et très actif au plus haut niveau et chez les élites modernisatrices espagnoles, l’endoctrinement diffusé par l’Opus Dei se complète maintenant d’apprentissages plus techniques dispensés par la FAES (Fundación para el Análisis y los Estudios Sociales) créé par l’ancien Président J. M. Aznar pour fournir les cadres du PP.

Pour réaliser la perspective post franquiste, c’est tout un personnel politique, économique et idéologique représentant ces catégories qui se mobilisera, composé pour la plupart de « dignitaires » franquistes regroupés d’abord dans l’UCD d’Adolfo Suárez, lui même membre de l’Opus, puis dans l’« Alliance Populaire » de Manuel Fraga qui l’absorbera progressivement pour former le Parti Populaire (PP) au pouvoir aujourd’hui. Pour ce faire et afin d’assurer la médiation avec le haut commandement militaire, il aura été nécessaire que le passage de témoin de la dictature franquiste à la « transition démocratique » se fasse sous le consentement du « dauphin » Juan Carlos, dont le positionnement pendant cette période a été hésitant et fluctuant. La manœuvre de l’ancien colonel de la « Guardia Civil » Antonio Tejero le 23 février 1981 a permis de construire le mythe d’un « Roi » près à tout pour faire entrer l’Espagne dans la transition et ainsi de consolider son trône en faisant accepter la constitution de 1978 par l’ensemble des secteurs sociaux et institutionnels et par les franquistes reconvertis.

Une des singularités de cette période provient du fait que les directions des groupements de gauche revenues de leur exil en Europe, Parti Communiste (PCE), Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), celles des syndicats, Commissions ouvrières (CCOO) et Union générale des travailleurs (UGT), on entérinées un dispositif constitutionnel qui, par biens des aspects, paraît à présent instaurer un simulacre de démocratie : une loi électorale instaurant le bipartisme, une conception désuète de l’unité espagnole héritée de la dictature, dépassée par les régionalismes et les nationalismes, surtout au Pays Basque et en Catalogne, reconduction des corps institutionnels (armée, guardia civil, justice, etc.). Les personnels qui opéraient au service des gouvernements franquistes n’ont pas été dissous et la presse aux ordres du généralissime (ABC, La Razón, etc) a été reconduite. Et si la transition prévue pour dix ans a officiellement débutée en 1977, personne ne sait maintenant si elle est achevée, quant, à partir de quel événement. Elle a au contraire abouti à une configuration néo-franquiste: un franquisme modernisé sous une démocratie artificieuse. Autrement dit, la question de la « transition » reste posée remettant en jeu les complications et les impasses constitutionnelles.

Approuvée après 8 mois de tractations centrées sur la préservation des privilèges des uns et des autres, et après les 37 années où elle fut appliquée, la constitution de 1978 n’a subi aucun changement ni amendement, excepté celui adopté sur l’initiative du PP en consensus avec le PSOE, portant sur l’article 135 qui plafonne le déficit de l’Etat à 3 %. Concernant cette constitution, avec ses relents centralisateurs franquistes, le mot réforme est un tabou, sauf si elle peut profiter au PP. Celui-ci voudrait par exemple transformer le processus électoral à tous les niveaux de l’organisation politico-institutionnelle – l’exercice du droit du souveraineté du peuple – sur un mode de compétition sportive à un seul tour entre des formations partidaires sélectionnées et accrédités selon les termes de la fameuse « loi des partis » ; celui qui arrive en tête a gagné ! Il se voit ainsi remettre, comme trophée, les clés du pouvoir avec une majorité parlementaire absolue. 30 % des voies, par exemple, permettrait au vainqueur de gouverner tranquillement selon ses propres désirs, ses propres conceptions idéologiques et représentations sociales et culturelles. La notion d’alliance entre parti pour constituer une majorité serait non seulement exclue mais interdite. Ainsi se découvre l’héritage du moule totalitaire dans lequel les cadres du PP sont formés.

Plus encore, sous le gouvernement du PP, avant sous celui du PSOE de Felipe González – confère ici l’action de l’État contre les régionalismes, le terrorisme d’État, etc. –, censure, pressions, chantage, et d’autres formes de réduction de la liberté d’expression, notamment pénales, sont courants. La loi dite « mordaza » par l’opposition, officiellement nommée « loi de sécurité citoyenne », entrée en vigueur fin juin 2015, approuvé par le seul PP, témoigne d’une résurgence des mœurs phalangistes des années 1940. Durement vécu par certaines catégories qui en ont fait l’amère expérience pendant cette période, mais plus encore dans les jeunes générations, ces sortes de retour au passé a en grande partie participé au déclenchement le 15 mai 2011 d’un mouvement générationnel sur un mode spécifique d’expérience et de pensée. Dans un même espace social, en continuité historique, il a permis à ces catégories de jeunes de s’inscrire dans les séries diachroniques qui ont jalonné l’Espagne sur la longue durée. Par sa contemporanéité, le 15M a constitué un événement fondateur qui a conditionné les engagements et les activités ultérieurs : las « mareas » (marches citoyennes sur toute une série de thème, santé, ‘éducation, etc.), le mouvement contre les expulsions de logement, jusqu’à la création de Podemos. Il a bénéficié aussi de la désagrégation grandissante de la main mise de l’église sur les consciences ; bien que cette dernière soit encore la principale source d’inspiration du Parti Populaire, accessoirement du PSOE et des petites formations régionalistes, notamment sur les questions de l’avortement et de l’éducation.

Plus encore, les positions de pouvoir du bipartisme et ses pratiques ont profité considérablement à l’émergence de Podemos ; un bipartisme ancré sur des intérêts réciproques, permettant aux partis politiques majoritaires (Parti Populaire et PSOE) d’accéder aux fonds publics et de les utiliser à leur gré ; d’où la multitude des affaires de corruption qui ont été mises sur la place publique au prix d’un travail acharné de réseaux de magistrats et de policiers s’inscrivant dans la perspective d’un État de droit restant à construire. Encore très minoritaires et face aux entraves d’une justice politisée, habituée par transmission générationnelle à user des méthodes de l’ancien régime, ils peinent actuellement à faire aboutir des affaires instruites depuis plus de 15 ans devant les tribunaux. On est en présence de la « casta» dénoncée par Podemos ! Du moins de sa partie politique. Est visé également l’ensemble des états-majors du secteur économique à laquelle elle est en partie liée. Rappelons que cette approche, dénoncée ici ou là comme populisme, n’a rien de commun avec le populisme démagogique pratiqué par la droite ou la gauche. Pour Podemos, l’opposition entre le haut et le bas se réfère à un populisme comme catégorie politique. Théorisée par Ernesto Laclau s’inspirant des thèses de A. Gramsci sur l’hégémonie culturelle, l’orientation a nourrit la réflexion politique de toute une génération d’intellectuels formés dans les universités espagnoles en science politique et en communication, particulièrement dans la principale d’entre elles, l’Université Complutense de Madrid, d’où est sortie la majorité des dirigeants actuels de Podemos.

En l’absence d’une droite classique politiquement identifiable car toute investie de concert avec l’extrême droite dans les affaires de l’Etat et dans ses affaires propres, Podemos a pu trouver un espace en s’appuyant sur cette particularité espagnole. Avec un taux de chômage « officiel » aux environs de 24 % – ce chiffre ne tient pas compte évidemment des sans emplois sans ressources qui ne se déclarent plus – le ressentiment de larges secteurs de « ceux d’en bas » face à l’enrichissement ostentatoire de « ceux d’en haut » a profité au développement de Podemos et lui a permis d’échapper un temps aux opération de récupération, par le dénigrement, venant du système politico-économique et médiatique. Cette configuration est en train de changer. Le paysage politique prévalant se craquelle, laissant apparaître ce que les espagnols appellent les « partis émergents ». Toutefois, compte tenu de tout cela en arrière plan, le futur de Podemos est conditionné par la nature des partis qui monopolisent la vie publique – le bipartisme – et le type de lien qu’entretiennent les partis qui le composent , PP et PSOE, avec la population.

Ma thèse est que la société espagnole dans sa grande majorité n’en a pas encore terminé avec le franquisme et son histoire passée. La « transition » sensée conduire un projet post franquisme s’est transformé en régime néo franquiste sous la férule du Parti Populaire. De ce point de vue l’Espagne est peu connue. Beaucoup croient la connaître au travers des activités touristiques de la multitude des visiteur étrangers. En Espagne tout tend à se transformer en activité touristique, non seulement les fêtes locales dont beaucoup bénéficient d’une large promotion hors de l’Espagne – toros, flamenco, etc. – jusqu’aux rituels religieux : les processions de la semaine sainte ou de gloria comme celle de la « Virgen del Rocio » dans la région de Huelva. Or elles alimentent et développent un imaginaire totalement erroné de la société espagnole.

Il faut comprendre ce qui est appelé « Parti Populaire ». Ce n’est pas un parti politique ! Il s’agit d’une organisation néo franquisste qui fonctionne selon les codes de référence valorisés dans la période antérieure. Comme dans les anciennes monarchies, les élites, on pourrait dire « noblesse d’État », pensent avoir des droits supérieures par rapport aux règles sociales imposées au reste de la société, de la plèbe ! Ceci est profondément intériorisé par les cadres du PP. Il leur faut cependant, pour pouvoir exercer la liberté d’échapper aux lois, s’organiser dans un réseau de relations lié à l’appareil judiciaire et dans la sphère économique. C’est pourquoi, se considérer comme au dessus des lois oblige un investissement spécifique en temps d’occupation. Le PP constitue ce dispositif fait de réseaux, d’une multitude d’organisations plus ou moins secrètes, plus ou moins mafieuses, agissant sous des référentiels divers, parfois étatiques, para étatiques ou religieux (Opus Dei).

Autrement dit, contrairement au PSOE, qui entend faire de la politique à travers une vision spécifique des buts de l’action politique, par ailleurs parfois très discutable, le PP ne fait pas de politique. C’est pourquoi il n’a pas de programme politique ! Pas de regard sur l’avenir, pas de projet social et encore moins sur le type de société à construire en vue du bien être des espagnols. Son unique logiciel est la « réduction des déficits », autrement dit l’« austérité », mais surtout les « privatisations » ! Pourquoi ? Parce que c’est l’activité qui permet de s’enrichir, de faire des affaires. Avec la main mise sur l’argent public, c’est l’assurance de toucher des commissions dans des opérations immobilières ou financières. En Espagne cette activité, qui semble internationalisée, est appelée « corruption », en référence à la multitude de arrangements dans l’entre soit du « haut » par des moyens illicites, hors de tout emprise constitutionnelle, pour servir des intérêts privés à échelle régionale, locale et parfois mondiale. Elle est aussi au fondement d’un type de lien préférentiel avec la population dont l’imaginaire reste ancré dans la transmission du franquisme, tant il a été valorisé, notamment par l’église et, venant de divers secteurs de la société, continue de l’être.

Aux privatisations comme programme, le PP ajoute le leitmotiv « création d’emplois ». C’est son discours auto justificateur parce que dans une « bonne communication », c’est à dire démagogique et populiste, le gouvernement sait que cela touche directement les préoccupations des espagnols. Peut importe les résultats, il faut que les espagnols soient convaincus que des emplois vont se créer avec le duo, toujours répété, « réduction des déficit » et « privatisation ». Mais au gouvernement et chez les cadres du PP, personne ne sait vraiment ce qu’est un emploi et comment de gens peuvent et doivent vivre avec un emploi. Il suffit d’écouter les discours auto-satisfaits et enthousiastes des portes paroles du PP et du Président du gouvernement à l’annonce des chiffres du chômage qui aurait baissé au alentours de 23 %. Il s’agit d’emplois saisonniers, mais surtout, c’est un processus en cours depuis une quinzaine d’années en Espagne, d’emplois avec des contrats courts, sinon à l’heure : c’est la « flexibilité » à l’espagnole. Les contrats de travail de 15h dans la semaine, parfois moins, sont intégrés dans les chiffres du chômage comme « baisse ». Et les employeurs les proposent comme contrats renouvelables selon les besoins de l’entreprise. C’est pourquoi l’on trouve à foison des travailleurs jeunes qui disent « j’attends qu’on m’appelle ». Il attendent souvent plusieurs semaines sinon plusieurs mois. C’est le type d’emploi que le PP valorise comme résultat positif de son activité. En Espagne certains pensent même que l’on se dirige vers un marché du travail prenant la forme de celui des intermittents du spectacle en France. La création d’emplois en Espagne telle qu’elle est pensée et représentée chez les dirigeants du PP constitue une négation majeure de la notion d’emploi, témoignant d’une méconnaissance totale du travail. Plus encore l’idée de penser et élaborer un modèle économique leur est complètement étrangère.

Dans une configuration où les courants de droite et du centre droit se trouvent neutralisés par les héritiers de la vieille garde franquiste, l’émergence de « Ciudadanos » pourrait constituer le noyau d’un nouveau parti de droite qui semble s’absenter en Espagne, après décomposition et recomposition de certains secteurs du PP. Ceci est loin d’être joué. Rappelons que beaucoup des figures de cette formation émergente ont fréquenté la FAES de J. M. Aznar. Quant au PSOE et à Izquierda Unida, où domine le Parti communiste, l’aura qu’ils avaient acquise dans les années 1980 s’estompe. Présents dans la rédaction de la constitution et dans la « transition », les courants qui les composent ont été radicalement dénoncés par le « mouvement des indignés » formé à partir du 15 mai 2011. Jusqu’à ce moment clé, le système du bipartisme leur avait permis de résister face à des événements politiques majeurs où leur responsabilité étaient mis en cause, ou vécus comme « trahison » des engagements programmatiques basiques pris devant les électeurs. Le référendum sur l’entrée de l’Espagne dans l’OTAN lancé en mars 1986 par Felipe González après avoir obtenu la majorité absolue au parlement en constituera un premier test. En contradiction totale avec la politique extérieure préconisée par le PSOE, le gouvernement González appellera avec une partie de l’opposition – le CDS de Suárez et les nationalistes (basques et catalans) – à ne pas annuler l’entrée dans l’OTAN auparavant votée par la droite. Seul le Parti Communiste fera campagne pour l’annulation, accompagné par le mouvement syndical, CCOO (Comisiones Obreras) et UGT, lequel, abandonnant un temps ses prérogatives syndicales, tentera de se substituer au PSOE pour occuper un rôle politique en faveur de l’annulation. Fort des 52 % contre l’annulation et malgré 40 % d’abstention, 40 % des voix en faveur de l’annulation et près de 7 % de votes blancs, le PSOE remportera l’élection législative qui suivra !

Bien d’autres engagements n’ont pas été respectés. Un des plus récents a eu lieu en juin 2014, alors que le PSOE avait l’occasion de renouer avec sa doctrine républicaine de toujours, il vote la loi organique transmettant la couronne au fils de Juan Carlos 1 démissionnaire. Le coup de tonnerre sera rude à avaler pour tout ceux qui sont morts et se sont battus sous la bannière républicaine de 1931 à 1939. Il semble cependant que cette position n’a pas affecté l’influence politique du PSOE et n’a pas particulièrement favorisé la progression de Podemos. Les dirigeants socialistes ont expliqué que vu l’ancrage de la monarchie dans la société espagnole, une position contraire aurait été risquée à quelques mois des élections locales et surtout générales sur lesquelles le PSOE fonde l’espoir de revenir au pouvoir. De larges secteurs du PSOE, notamment à Madrid,ont donné une autre raison: la peur d’un coup d’État militaire! Ceci en dit long sur le climat néo franquiste qui règne dans ce pays, surtout dans une partie de la gauche, ceux qui ont participé aux luttes anti franquistes et leurs descendants, chez qui la mémoire de cette période sombre reste très vivace et nourrit des craintes justifiées par l’évolution de la droite espagnole. Le bien fondé de ces arguments mérite de toute façon un examen sérieux, car si la monarchie espagnole est faible institutionnellement, le rôle du Roi se limitant essentiellement à signer les « décrets lois » et que son coût budgétaire n’est pas toujours accepté, les différents corps de l’armée abritent encore de fortes continuités fascisantes. C’est en Catalogne que le projet républicain est le plus fort, lié à l’indépendance bien sûr, ce dont Podemos ne semble pas avoir pris la mesure. Avec 10 %, son score à l’élection régionale du 23 septembre le démontre. La démission de la secrétaire du Podemos en Catalogne invoquant l’incompréhension du catalanisme dans la direction du Parti souligne la difficulté de Podemos à s’inscrire dans des situations complexes. Le catalanisme en est une, mais on perçoit aussi l’hésitation de la direction à reprendre à son compte le projet d’une république espagnole.

Le futur de Podemos dépendra de sa capacité à résister au rouleau compresseur d’un bipartisme amplement aidé par celui des institutions politico médiatiques. Il a entraîné vers lui des intentions de vote venant du PSOE et de IU. Impliqués dans des affaires de corruption à Madrid et en Andalousie ces partis sont renvoyés dans le champs sociopolitique de la « Casta ». Quant aux défections du vote PP, elles profitent plutôt à Ciudadanos. Du coup Podemos se trouve contraint de modifier progressivement ses références idéologiques et ses propositions programmatiques. L’espace créé par la perte de confiance, tant vis à vis du PSOE que de IU, laisse un espace au centre qu’il espère occuper en célébrant le modèle suédois et en se posant en « vrai » social démocrate. Compte tenu de mes arguments, il y a peu de chances qu’il y réussisse. D’autant plus que le choix stratégique adopté par l’assemblée des cercles Podemos à Valence en 2014, avec une forte majorité à la liste conduite par Pablo Iglesias, face à celle emmenée par Pablo Echenique, donnant la priorité à un investissement national massif pour « gagner » les élections générales à eu des conséquences négatives sur la vie des cercles. Ceci était précisément un enjeu du débat avec Echenique sans doute à l’origine du départ de Juan Carlos Monedero, un des principaux fondateurs de Podemos. Occupés par le débat national central, les dirigeants n’ont pas perçus la nécessité de s’investir dans l’animation et l’organisation des cercles. Livrés à eux-mêmes, fragilisés par une expérience politique non encore affirmée, beaucoup de cercles ont fait l’objet d’opérations de reclassement en leur sein de militants venus d’autres horizons politiques. Il en a résulté une fragmentation telle que dans beaucoup de cercles Podemos des membres les ont quitté pour former des structures locales de Ciudadanos ou des plates formes aux sigles divers : « Ahora en commun », « Compromis », etc. Du coup, la question des candidatures communes traduit une dispersion qui complexifie gravement la situation de Podemos, sur laquelle vient se greffer maintenant le problème : que faire avec Izquierda Unida ? On connaît depuis longtemps des configurations analogues en France.

Ce qui précède montre à la fois les raisons du développement de Podemos et celles qui le ramènent progressivement aux alentours de 12 à 13 % lors des prochaines élections générales de Décembre. Comme je le signale plus haut, la plate forme constituée avec Podemos pour l’élection régionale en Catalogne n’a pas dépassé 10 %. Certes, faut-il tenir compte du contexte catalan contrôlé par les indépendantistes – Podemos s’est prononcé pour « le droit des catalans à décider » tout en se déclarant favorable à l’unité de l’Espagne, mais sans dire sous quelle forme –, cependant, la tendance semble se confirmer dans une série de sondages où l’on retrouve un étiage pas très éloigné de ce que peut réaliser en France le « Front de Gauche » dans ces meilleurs moments. Pour autant cela ne nous interdit pas de soutenir Podemos et de l’encourager dans son entreprise.