Podemos: un phénomène en extinction

Podemos : un phénomène en extinction !

Les recompositions en cours ou à venir des gauches européennes, pour certaines encore appelées par anachronisme historique, « sociale démocratie », incitent à revenir sur la situation politique en Espagne avec en exergue ce titre troublant, sans doute pessimiste en regard de l’espoir anxieux soulevé par le phénomène Podemos auprès d’un grand nombre de militants de gauche en France et en Europe. Pour eux, il augurait ce nouveau cycle politique et de mobilisations attendu après le mouvement social français de 1995. « On ne sait pas quelles formes prendront dans l’avenir les mouvements sociaux et les organisations politiques » déclarait à l’époque la sociologie politique, arguant qu’ils émergeraient de toute façon selon des modalités inédites, dans des configurations plus larges que le cadre national habituel et en dépassement des organisations politiques traditionnelles « en phase terminale ». A partir de 2011, l’hypothèse a semblé se vérifier avec l’installation des lieux d’assemblée sur les places des grandes villes ; un prototype de « délibération citoyenne » nourri par des expériences multiples transnationales au travers d’un espace communicationnel instantané créé par les médias et l’internet.

Cependant, ce contexte, au Moyen Orient et au Maghreb n’a pas connu un développement significatif, au contraire le reflux s’y est installé durablement en répétition immuable de la plupart des mouvement sociaux contemporains. Si l’on regarde ces pays six années après leur « printemps », que constate-t-on ? Le reflux, en plus des opérations ordinaires de récupération, de petites ou grandes tromperies, y a généré le renforcement des machines répressives étatiques ! C’est un invariant au sud de la Méditerranée depuis la fin des colonisations, qui s’observe également dans les pays du nord. En Espagne, le dispositif législatif, institutionnel et judiciaire contre les mouvements sociaux et la liberté d’expression s’y est intensifié attestant la nature néo franquiste du Parti Populaire – lequel bénéficie effrontément des avantages que lui procurent certaines règles constitutionnelles, tout comme pour le PSOE avant lui –, dans la façon de gouverner comme dans la sauvegarde à tout prix d’un réseau lui assurant des connections multiples avec le monde économique, les institutions étatiques et locales ; un réseau qui fait du Partido Popular (PP) une organisation la plus corrompue en Europe, poursuivie aujourd’hui par la justice comme « organisation criminelle » : la casta selon le concept abondamment diffusé en Espagne par Podemos qui emploie désormais celui de trama. J’ai esquissé cette thématique (ici) au mois de septembre 2015. Le sociologue Rubén Just développe la notion de façon très documentée dans une publication récente (Rubén Just, IBEX 35 : Una historia herética del poder en Espaňa, Capitan Swing, Madrid, 2017). Je m’étonne toujours auprès de mes collègues de l’Université Complutense de Madrid d’utiliser, à l’instar de l’ensemble des médias, la caractérisation de « centre droit » à propos du Partido Popular. La notion de « conservateur » a fait disparaître celle de « droite », une bizarrerie espagnole construite dans la « transition », une sorte d’opération de « blanchiment » idéologique pour une organisation héritière de toutes les obsessions franquistes prolongées par ses épigones.

Je sais que cette thèse – l’extinction, prévisible, du phénomène Podemos –, contredit les commentaires les plus optimistes, largement idéalisés ou fantasmés, et la plupart des travaux académiques, essais, articles, livres, etc. Beaucoup de ces travaux, utiles et nécessaires, portent sur la sociologie de Podemos ou font le récit de son émergence depuis le 15M, mais s’intéressent peu à son reflux ni même ne l’envisage. C’est à dire qu’ils n’analysent pas les réactions systémiques qui, face à l’insertion de Podemos dans le tableau socio-politique espagnol, ne cessent de créer des épreuves et des occurrences auxquels le parti doit faire face depuis sa création en janvier 2014. Structurelles – la trama –, sociologiques et historico-culturelles, elles découlent aussi de son mode d’installation dans la configuration territoriale espagnole. Par conséquent, dire «extinction du phénomène Podemos » ne signifie pas effacement de la formation Podemos, telle qu’elle existe actuellement dans les institutions politiques nationales et locales de l’État espagnol, ni disparition de son organisation politique ; cela manifeste l’épuisement des effets des changements sociopolitiques et sociohistoriques, survenus durant les quarante dernières années de « transition » au plan national et international, lesquels ont entraîné l’apparition du phénomène Podemos et sa construction comme parti politique, c’est à dire, le dépérissement des effets d’un ensemble de facteurs favorables à sa progression au sein d’une recomposition sociale et politique partielle. La consomption du bipartisme – Parti Populaire/Parti Socialiste – constitue le marqueur essentiel.

On observe maintenant des effets contraires de ces transformations socio-politiques nées pendant la « transition » ; à l’origine du phénomène et de la recomposition politique partielle, elles ont créé simultanément des antidotes dont Podemos éprouve de plein fouet l’efficacité. Podemos paraît aujourd’hui avoir atteint son plafond de verre, un « techo » indépassable. Depuis plus d’un an, Podemos, devenu Unidos Podemos après avoir formé une coalition avec Izquierda Unida pour les élections générales du 26 juin 2016, ne progresse plus, accusant même un début de régression. En prenant en compte le contexte créé par la primaire du PSOE du 21 mai, j’examine ici, de façon résumée quelques éléments autour de cette hypothèse.

Rupture générationnelle

Aux élections générales de décembre 2015 le parti de Pablo Iglesias, et les plates formes d’alliance de groupes locaux autour de Podemos – les « confluencias » – obtenait 20, 68 % des suffrages exprimés et 69 députés aux Cortes (5 200 000 voix). L’irruption, massive et convaincante, le situe à 1 point du PSOE (22%) qui bénéficie, grâce à la loi électorale, de 21 députés supplémentaires (90). Izquierda Unida – bannière derrière laquelle s’abrite le Parti Communiste Espagnol – décroche 2 députés sous le sigle Unidad Popular. La baisse spectaculaire du PSOE, qui fait suite à un affaiblissement constant dans les scrutins antérieurs, constitue à ce moment la confirmation du déclin du PSOE sous l’effet corrélatif d’une double rupture : rupture générationnelle et rupture historique. Fort de sa position dans le paysage politique espagnol, le PSOE n’a pas compris le « mouvement des indignés » du 15 mai 2011 ; il ne s’est en aucun cas préoccupé de l’interpréter, ni sociologiquement ni politiquement. D’où son éloignement durable de la jeunesse scolarisée et en âge de travailler. De ce point de vue, l’analogie historique avec le déclin du PCF après le mouvement de la jeunesse de mai 1968 en France est saisissante. L’éloignement des catégories de la jeunesse de ce parti, enfermé dans un schéma idéologique obsolète, a été brutal et durable à travers la succession des générations d’âge ; la rupture est peut-être aujourd’hui irrémédiable.

En Espagne toutefois, au delà de l’analogie, si l’effacement de l’influence politique du PSOE dans les différentes strates de la jeunesse s’inscrit dans le temps de façon pérenne, il n’est pas établi qu’elle soit définitive. La force qu’il conserve dans les institutions lui permette encore de maintenir ou de reconstituer à terme des liens, de façon assurément bureaucratique et clientéliste – et d’enrayer le cheminement de Podemos –, avec une société durement touchée par la crise économique commencée en 2008, puis par les mesures d’austérité imposées par l’UE. Néanmoins, de celles-ci résulte sa crise organique profonde. Appliquées par le gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero à partir de sa réélection en 2008 et sous l’égide de son premier vice président, Alfredo Pérez Rubalcaba, à partir de 2010, elles ont entraîné dans le chômage et le dénuement les catégories populaires, non seulement les jeunes mais aussi leurs parents qui mettent vertement en accusation un parti qui se dit « socialiste et ouvrier », d’où l’échec de son candidat Rubalcaba à la présidentielle de 2012 , En l’absence d’alternative à gauche, le Parti Populaire prend le relais pour 4 ans, accentuant plus fortement encore les coupures budgétaires dans la santé, l’éducation, les services publiques et les « réformes » libérales du droit du travail, jusqu’à ces fameuses générales du 20 décembre 2015 avec l’émergence de Podemos et celle de l’embryon d’un parti libéral de droite classique, Ciudadanos. Parmi les catégories moyennes et moyennes supérieures qui accompagnent pour partie Ciudadanos, moins touchées par la crise à ses débuts et intéressées à remplacer les élites politiques impliquées dans les affaires de corruption, la rupture générationnelle a été plus tardive.

Sans avoir vraiment cherché à y répondre, la nouvelle configuration politique qui défie le PSOE renvoie à des discontinuités historico-culturelles à l’origine d’une ample fracture au sein de la société espagnole. Les présupposés idéologiques et politiques sur lesquels s’affirmaient stabilité et cohésion sociale ne fonctionnent plus. Ils assuraient une fragile cohabitation entre deux histoires, dont l’expression «période de transition» exprime le mode de gestion: l’histoire véhiculée par les groupes sociaux issus du franquisme et celle portée par les mouvement sociaux anti franquistes ; elles cohabitent et s’interpénètrent.

Dans la première coexistent les catégories rurales, nobiliaires et de servage, les familles modernistes franquistes et post franquistes qui, faisant intrusion dans l’économie européenne mondialisée, continuent de grossir leurs profits avec les méthodes classiques de corruption, de détournements financiers vers les banques suisses, les paradis fiscaux ou servent à financer illégalement les campagnes électorales du Partido Popular dont les candidats, une fois élus, tirent avantage en disposant à discrétion des fonds publics. Toutes sont animées de dispositions d’action héritées du franquisme, de pratiques autoritaires et de mise en valeur d’une hiérarchie sociale naturalisée. L’église catholique, qui traverse cet ensemble social, participe amplement à sa consolidation dans l’inconscient collectif ; la hiérarchie catholique n’est pas seulement doctrinale, elle s’inscrit dans l’espace, dans le mode de vie et d’habiter des clercs suivant leur place et leur rôle dans l’édifice.

De son côté, l’histoire anti franquiste a créé son propre imaginaire. Les individus et les groupes qui en sont les protagonistes et se veulent les gardiens des enseignements démocratiques, n’ont néanmoins pas échappé à l’attrait de la valorisation monétaire : « faire sa pelote » n’était pas un mot d’ordre incongru dans les années 1980. Carlos Solchaga, ministre de l’économie dans le gouvernement de Felipe Gonzalez à partir de 1985, vantait ainsi les qualités d’une Espagne « où il est facile de devenir riche » ! L’interpénétration des catégories attachées à ces deux histoires se joue à ce niveau. Elle prend la forme d’échange de « bons procédés », financiers et politiques, de nominations dans les administrations publiques et privées, dans l’appareil judiciaire, les reclassement dans ministres en fin de carrière, etc. Ce « système » qui se met en place dans les « années de transition » a permis deux choses : d’une part, l’enrichissement et la promotion de nouvelles catégories sociales, d’autre part, le tissage de réseaux de clientèles fortement rétribués par l’argent public. Dans ce tableau, l’abondance exponentielles des plaintes et des « affaires » déférées devant la justice depuis plusieurs années montre cependant un contraste entre le PP et le PSOE ; on dénombre aujourd’hui plus de 900 investigations judiciaires mettant en cause des membres du PP pour pratiques illégales ou criminelles, alors que 150 concernent le PSOE et quelques uns le Parti Communiste. Cette armature, à laquelle il faut ajouter la complexité des concurrences régionales, des particularités culturelles et linguistiques régionales-nationales, constitue le fond politique de l’État Espagnol qui a voilé les questions non résolues, à la fois historique, politique et sociale, de la guerre civile et des années de plomb de la dictature. A coup de procédures constitutionnelles, le PP parvient encore à empêcher l’accomplissement de la « loi sur la mémoire historique » dont un des objectifs consiste précisément à l’administrer.

Le « mouvement des indignés » à la Puerta del Sol de Madrid le 15 mai 2011, dont la maturation court sur une dizaine d’années, marque l’apogée de cette rupture générationnelle avec la configuration précédente. Le « phénomène Podemos » intronise le parti émergent de 2014 et conforte sa percée aux élections de mai 2015 à travers des coalitions régionales et locales.

Sorpaso ! : le duel pour l’hégémonie à gauche.

Le résultat des élections le 25 septembre 2016 en Galice et au Pays Basque, très attendu car il conditionnait la stratégie des partis politiques en vue de la formation du gouvernement, donne des résultats contrastés. Ils sont plutôt favorables à Podemos, toutefois moins bons que ceux espérés. Il arrive troisième au Pays Basque, derrière les nationalistes du PNV et de EHBildu, tandis que la plate forme En Marea, que Podemos a intégré, devient la deuxième force politique en Galicie derrière le PP. Elle obtient 14 sièges, le même nombre que le PSOE qui en perd quatre – un résultat pire qu’en 1997 –, mais le dépasse de 17000 voix ; au Pays Basque le PSOE, en perdant 40 % par rapport à 2012, rétrocède à la quatrième place ; dans les deux cas le « sorpaso », qui ne l’a pas été au niveau national, est ici confirmé ! Pour Pedro Sánchez qui espérait un résultat meilleur, malgré les sondages, et en tirer argument pour mener à bien son projet de gouvernement alternatif, la débâcle est totale. Du coup, le courant Diaz-Gonzalez juge le moment propice pour éjecter Sánchez, responsable selon eux de cette septième baisse électorale consécutive sous sa direction et imposer leur plan de grande coalition. C’est donc chose faite le 1er octobre. Contraint à démissionner, le secrétaire général tentera jusqu’au bout, par une série de manœuvres, de sauver son projet lors d’un comité fédéral épique qui restera sans nul doute dans les mémoires, plus encore dans celles des militants qui restent fidèles à Sánchez et au mot d’ordre « no es no » à l’investiture du PP. Un comité de gestion est statutairement désigné pour diriger le Parti jusqu’au congrès. En le convoquant neuf mois plus tard, il pensait voir Sánchez tomber dans l’oubli. Peine perdue ! Pendant ce temps la lutte pour l’hégémonie à gauche s’exacerbe ; le groupe socialiste, ayant accordé la présidence à Rajoy en s’abstenant, tente à chaque session de s’imposer comme principale force d’opposition au parlement, sans vraiment y parvenir, face à Podemos et les confluencias qui visent le même objectif.

Les élections générales de décembre 2015 avaient déjà donné une réalité concrète au phénomène : celle d’un transfert de voix notable du PSOE vers Podemos à l’origine des aléas entre les deux partis et du contexte politique inédit de l’année 2016, dont le PSOE, sonné, ne se remet pas. Je résume souvent l’aversion du PSOE envers Podemos, au delà des différences idéologiques, programmatiques et historiques, par la conviction vivace qu’il entretient selon laquelle les voix lui ont été volées, qu’elles lui appartiennent. Dès lors « il faut tout faire pour que nos électeurs reviennent au bercail » ! Immuable refus de se pencher sur les raisons de son recul électoral et haine décuplée, telle la déclaration du député socialiste Miguel Heredia, secrétaire du groupe au parlement, par ailleurs secrétaire général du parti à Malaga, dans un séminaire PSOE : « Podemos est notre ennemi, le PP notre adversaire » ! Il faut attendre la campagne qui mène au dimanche 21 mai pour commencer à percevoir dans le discours de Pedro Sánchez un début d’autocritique et la nécessité d’une réflexion sur le sujet.

Dès lors, la mobilisation anti-Podemos conduite par les institutions politiques, institutionnelles et médiatiques – les élites dénoncées par Pablo Iglesias –, déjà commencée en 2014, prend une autre dimension après le succès électoral ; dorénavant, dans le reflux, les critiques se focalisent sur les modes d’agir des députés nouvellement élus au parlement. Il ne s’agit plus uniquement d’accuser Podemos de « populisme » et d’être financé par le Venezuela – jamais prouvé –, il faut à présent en révéler l’inutilité, l’inexpérience, l’inefficacité et l’insignifiance ; parce qu’ils bouleversent les code dans l’hémicycle ; par leur apparence, leur tenue vestimentaire, ils « déshonorent les institutions de l’Etat ». Le vocable « podemito(a) » s’utilise à présent comme une injure, un sarcasme dédaigneux à l’égard des partisans de Podemos. Associée aux annonces fallacieuses du gouvernement, la reprise économique, la baisse du chômage, la stabilité politique, le renom de la « marque Espagne » dans le monde, etc., la guérilla médiatique obtient des résultats significatifs. Toutefois, le processus de reflux du phénomène Podemos se lit aussi dans les circonstances politiques de 2016-2017, depuis les tentatives de formation d’un gouvernement à la convocation de nouvelles élections le 26 juin suivie de l’abstention du PSOE lors du vote en vue de l’investiture du PP, lui offrant sans discussion préalable les clés de la Moncloa, jusqu’à la réélection de Pedro Sánchez au secrétariat général du parti à la primaire du 21 mai 2017.

En janvier, après le refus du PP de former un gouvernement, PedroSánchez pour le PSOE accepte à son tour. Les tractations autour de la composition de son gouvernement, puis son échec suite au refus de Podemos de voter en faveur de son investiture, font entrer le pays dans un contexte inédit obligeant à réélire le parlement. Alors que Pedro Sánchez peut envisager de former un gouvernement en associant Podemos, les autres partis de gauche et les nationalistes, le projet de « grande coalition » à fait son chemin chez les cadres historiques du PSOE. Elle a leur préférence. Ceux-ci, les « barons », une façon espagnole de désigner ceux que l’on appelle en France les « éléphants », forment un puissant groupe idéologique conforme à l’évolution de la « sociale démocratie européenne » et aux conversions inspirées par la « troisième voie » de Tony Blair. Ils vont obliger Sánchez, qui ne résistera pas, à s’orienter vers un pacte droite-gauche sur le modèle allemand. Un tel pacte avec le PP paraît à cet instant inconcevable, car suicidaire pour le PSOE. Ils en abandonnent donc l’idée mais se replient sur un plan B : forcer un programme de gouvernement avec Ciudadanos, le groupe politique émergeant de droite attaché au PP par de multiples liens et, en arrière-pensée, bloquer toute possibilité d’accords avec les autres formations de gauche. Du coup, sommé d’adhérer à un programme de gouvernement négocié en son absence et sans contrepartie, Podemos refuse le vote d’investiture de Sánchez. Exclu du jeu politique, Pablo Iglesias, qui se voyait déjà en Vice-Président, suspect d’avoir fait preuve d’arrogance, de « toute puissance impériale » et accusé de reproduire la « vieille politique », doit subir les critiques venant de plusieurs secteurs de la société. Si certains analystes considèrent que ce fut une grave erreur tactique dont le prix se paye aujourd’hui dans les urnes, on doit y voir aussi une étape vers le déclin du phénomène Podemos.

C’est aussi dans ce moment qu’apparaît une rupture profonde au sein du PSOE. Peut visible avant les générales du 26 juin, elle éclate au grand jour ce dimanche 21 mai avec la déroute des « barons » et de leur candidate, Suzana Diaz, au secrétariat général du parti face au succès confortable de celui qu’ils avaient destitué sans ménagement de façon humiliante. Comme si le marqueur générationnel du 15M débordait ses effets dans des générations plus anciennes du parti ; bon nombre de militants veulent désormais rompre avec le PSOE de la transition. Forte de sa position dominante en Andalousie où rien ne lui échappe, où les institutions qu’elle dirige de façon clientéliste couvrent l’ensemble des activités sociales, tel le modèle de la social démocratie allemande des années 1900-1920 – « du berceau à la tombe » – Suzana Diaz a commis précisément la faute de faire campagne en référence à un « passé glorieux » du PSOE que les militants perçoivent comme l’histoire du recentrage à droite du parti, celle où, notamment, Felipe Gonzalez fait entrer l’Espagne dans l’OTAN. Sánchez au contraire s’est tourné vers la rénovation, la jeunesse et l’avenir d’un recentrage à gauche ! Toutefois, les militants en rupture d’un passé qui a vu la disparition croissante des acquis de l’Etat Providence, ont voulu en même temps en arracher l’authenticité. Il n’est pas commun en effet d’entendre et de voir sur les télévisions le secrétaire général poing levé – candidat à la Présidence du gouvernement – et les militants chanter l’international dans le siège d’un parti « social démocrate européen », un parti que l’on dit parfois « progressiste », car en Espagne le terme « social libéral » ou « social réformiste » ne s’emploie pas. Autre bizarreté conceptuelle en Espagne où le « centre » est devenu une obsession, dans son ensemble, la presse place le PSOE au centre gauche et Ciudadanos au centre droit, comme le PP !

Si les années 2016-2017 voient s’affirmer une crise majeure du PSOE, elles marqueront simultanément la période où le phénomène Podemos, attesté par sa stagnation, s’est épuisé. Le refus de Pablo Iglesias de voter pour l’investiture de Sánchez mine aujourd’hui encore les relations avec le PSOE. Ses déclarations ont provoqué l’indignation de la direction socialiste, notamment celles dirigées contre les ministres de l’intérieur dans les gouvernements de Felipe Gonzalez, Jose Barrionuevo – issu des jeunesses phalangistes – et José Luis Corcuera – aujourd’hui chroniqueur sur les très réactionnaires chaînes « 13TV » et la radio de la conférence épiscopale « Cope » –, promoteurs d’un terrorisme d’État, pratiquement assumé par la direction socialiste de l’époque – les GAL –, financé par le détournement de fonds publics, les fameux « budgets réservés ». La direction socialiste, devenue « gestora » après la démission de Sánchez le 1er octobre 2016, y a trouvé argument pour justifier l’abstention du groupe au parlement et masquer ses propres erreurs tactiques. Peur d’un troisième tour électoral ? Sans doute, mais avant tout opposition radicale du courant mené par Felipe Gonzalez et son ami Juan Luis Cebrían, patron du groupe de presses Prisa dont dépend le journal El Pais, au dessein de Pedro Sánchez de former un gouvernement alternatif avec les nationalistes et les indépendantistes catalans. C’est Podemos le coupable, pour avoir « rejeter l’investiture du gouvernement PSOE- Ciudadanos, d’avoir permis que l’Espagne soit gouvernée par le PP » ! Le subterfuge est utilisé encore en toute occasion, et singulièrement après le 21 mai, pour dénoncé « l’immaturité », « l’irresponsabilité » et la « théâtralité » de Podemos au moment où Pablo Iglesias dépose une motion de censure contre le gouvernement Rajoy.

Par ailleurs, il faut rappeler que la campagne en vue de l’élection du 26 juin s’est faite sous l’égide de Unidos Podemos après avoir formé une coalition avec Izquierda Unida, c’est à dire le Parti Communiste. Si le projet déclaré affirmait vouloir atteindre le PP par addition de voix et créer une dynamique pour le dépasser, il s’agissait davantage de devancer le PSOE en nombre de votes et de sièges. Les forts désaccords internes quant à l’opportunité de la coalition viendront s’ajouter à ceux qui couvent depuis le rejet du gouvernement Sánchez envers le numéro 2 de Podemos Iňigo Errejon – accusé un moment de fractionnisme et de vouloir construire un parti dans le parti – représentant le courant dit « populiste » : un populisme de gauche instruit par les théories de Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (sur cette thématique, voir les études très informées et documentées publiées par Mediapart). De leur côté, Pablo Iglesias et Juan Carlos Monedero – un des fondateurs de Podemos, absent de son organigramme depuis les campagnes de presse de 2014 quant à ses rapports supposés avec le Venezuela de Hugo Chavez et Maduro, continue de jouer un rôle important dans sa destinée –, sont plus ancrés sur des positions marxiennes. Le débat entre les deux courants, désormais appelés « errejoniste » et « pabliste », s’exprime de façon parfois très féroce dans la presse et sur Twitter, mais ses motifs et son contenu sont peu lisibles (voir plus bas). Le conflit se résoudra, provisoirement, lors du congrès « Vistalegre II » des 11 et 12 février 2017 par la triomphe de Pablo Iglesias.

Les désaccords s’accentuent effectivement après les générales du 26 juin. Le « sorpaso » n’a pas eu lieu mais, plus encore, la coalition perd 1 million de voix par rapport au résultat minimum espéré. La fin du phénomène Podemos, se confirme. Après les aléas qu’a connu l’organisation depuis décembre 2015, les indicateurs sont cruels : le PP sort renforcé avec 33 % des voix et 137 députés, le PSOE perd 0,7 % et 5 sièges ( de 22,7 % à 22%) tandis que Unidos Podemos passe de 21,10 % à 20,7 (moins 0,4 %) et perd 2 sièges alors qu’il aurait dû théoriquement en gagner 2 par addition des 923 000 voix obtenues par IU en décembre 2015 ; la dynamique attendue s’est cassée, les chiffres le montrent nettement. « Échec du populisme » déclare Juan Carlos Monedero : une critique à peine voilée adressée au directeur de la campagne, Iňigo Errejon, oubliant que celui-ci a piloté la « remontada » de 15 à 21 % en décembre 2015.

Des doutes ont certes été émis sur l’honnêteté des ces résultats ; les chiffres donnés à 20h par les radios et télévisions à la fermeture des bureaux de vote, croisés avec les enquêtes « sortie des urnes » annonçaient le « sorpaso » au delà de 25 % et 95 sièges , le PSOE plafonnant à 20 % et 82 sièges! Autrement dit, les deux formations dépassaient ensemble la majorité absolue de 175 sièges nécessaires pour former un gouvernement et « dégager » le PP et Rajoy de la Moncloa. Quarante cinq minutes plus tard, chamboulant les projections, les mêmes télés annonçaient des résultats très différents. Informée, mais hésitante, la direction de Podemos s’est refusée à travailler cette hypothèse, arguant du risque d’être accusé de mauvais perdant, et que compte tenu de l’importance de l’appareillage institutionnel mobilisé et de l’opacité du l’entreprise privée chargée de centraliser les résultats (Indra, une boîte dirigée notamment par le fils de Felipe Gonzalez, suspectée précisément d’avoir truqué des élections en Amérique Latine), il serait impossible de démontrer l’existence d’un « pucherazo » (fraude). Une autre hypothèse, plus plausible, renvoie à une manipulation des sondages pré électoraux qui ne cessaient d’annoncer le « sorpaso », un chantage à la peur – Podemos au pouvoir c’est la « dictature des soviets », dixit la leader du PP de Madrid Esperanza Aguirre – qui a des adeptes. Selon nos investigations, l’emporte cependant tout autant le rejet massif par les militants du Parti Communiste Espagnol de l’accord Unidos Podemos que l’incompréhension d’une partie des électeurs de Podemos qui se sont abstenus ou sont revenus vers le PSOE.

Les indicateurs dont on dispose confirment le reflux ; le potentiel de développement de Podemos semble entièrement consommé. Plus encore, toutes les études, nombreuses, publiées depuis le 26 juin 2016 présentent des caractéristiques identiques quand à cette réalité : baisse ou stagnation inquiétante des intentions de votes entre 19 et 20 %: extinction du phénomène ! A noter que le PSOE ne progresse pas non plus. Après le psychodrame du 1er octobre 2016 au siège du parti, il est donné à 16 %; Podemos paraissait à cet instant avoir un boulevard devant lui. II n’en a rien été ; le PSOE revient à présent à son niveau antérieur aux alentours de 21-22 %; mais avec un potentiel de progression incertain. Les intentions de votes en sa faveur augmenteront assurément après son congrès mi juin, venant d’électeurs déçus par Podemos ou de l’attractivité nouvelle de l’option plus à gauche conduite par Pedro Sánchez. Par ailleurs, s’il paraît chimérique qu’il puisse reprendre des points de façon notable sur sa gauche, il en va de même quant à la possibilité d’attirer des électeurs de droite. Malgré les affaires de corruption qui l’accablent, le PP reviendra, au pire, à son ancrage traditionnel et durable d’avant le 20 décembre 2015 autour de 28-29 %, c’est à dire une perte minime de 2 à 3%, qui pourront aller vers Ciudadanos ou l’abstention.

Podemos et ses « circulos »

D’autres facteurs révèlent l’extinction de phénomène Podemos, ceux relatifs notamment à l’affaiblissement de ses capacités de mobilisation. Le temps est déjà loin quand l’organisation pouvait réunir en janvier 2015 plus de 100000 personnes – 300000 selon Podemos – à la Puerta del sol de Madrid, ce haut lieu de la contestation « anti-système » de mai 2011. Deux ans et demi après, au même endroit, à l’occasion du soutien à la présentation de la motion de censure présentée par P. Iglesias contre le gouvernement Rajoy, la mobilisation nationale n’en rassemble plus que 40000. Début mai, 3000 militants se pressent cette fois sur la place du Musée Reina Sofia en faveur de la motion de censure contre la Présidente de la Région de Madrid Christina Cifuentes ; affluence moyenne mais significative par un fait politique notable : Iňigo Errejon a été autorisé à y prendre la parole ! Il est présent en tant que futur candidat pour la région de Madrid, un geste magnanime d’apaisement accordé par P. Iglesias envers ce dirigeant très populaire ; une ovation l’accompagne en montant sur la scène occupée par Iglesias et la direction, relayée par la clameur « unité !, unité ! » et le cri de guerre désormais célèbre « si se puede ! » : les mêmes mots d’ordre scandés pendant les deux jours du congrès Vistalegre II ! C’est sa première apparition publique depuis qu’il a été écarté de l’exécutif, avec beaucoup de ses partisans, après Vistalegre II ; s’agit-il d’une purge comme l’a prétendu la presse ? Plutôt application stricte du fait majoritaire. Remplacé par une équipe dont beaucoup des membres viennent des jeunesses communistes, le groupe d’origine s’est disloqué. Certes, Pablo Etchenique, le charismatique Secrétaire national à l’organisation a « tenu la baraque » mais, très engagé en faveur du secrétaire général, il a créé la polémique par sa partialité et sa persévérance à imposer le système de votation « desborda » pour le congrès. A noter aussi la rancœur refoulée, pour cause d’anti conformisme militant et de féminisme prépondérant, après le choix d’Iglesias de nommer sa compagne putative, Irene Montero, porte parole du groupe au Cortes en remplacement de Errejon. Une image calamiteuse en tout cas pour un mouvement qui voulait « changer les mœurs et les manières de faire de la politique » face aux « pratiques des vieux partis » !

Peu concernés par des débats dont ils n’ont jamais compris l’enjeu, les militants et plus encore les électeurs, ont mal perçu l’avant et l’après congrès. Seuls 155000 inscrits sur les 450000 recensés (dont 320000 définis comme actifs) ont participé on line aux différents votes, une désaffection qui a profité à Pablo Iglesias avec 128000 voix (à noter que Errejon, appelant à voter en sa faveur, ne se présentait pas). Les autres votes, plus favorables à Errejon ont permis à son courant d’occuper 40 % du Consejo Ciudadano Estatal. Perçait une grande amertume chez les participants rencontrés ici et là dans l’enceinte des arènes de Vistalegre : « En Espagne on est fasciné par les célébrités, alors on fabrique des mythes et des leaders charismatiques » dit l’un d’eux, un autre : « la sauce Podemos a tourné ». Ces commentaires résument la désillusion ressentie par nombre des participants au congrès, où la fréquentation a été aléatoire – les 20000 places disponibles étaient déjà entièrement réservées une semaine avant, or environ 12000 se sont présentés pour assister au congrès. Iglesias a reconnu lui même le préjudice causé à la crédibilité du mouvement dû à l’absence de maîtrise du débat par les dirigeants.

Le conflit entre Errejon et Iglesias se comprend peu si l’on se réfère à leurs intentions ; ils défendent le même programme: ni radicaux, ni extrémistes, les deux sont globalement réformistes – le pouvoir se gagne dans les urnes –! Ne s’y trouvent pas les nationalisations réalisées par F. Mitterrand en 1981. Pendant la campagne de 2016, Pablo Iglesias déclare à plusieurs reprise « je suis social démocrate », ajoutant « Marx était aussi social démocrate » ; l’assertion est factuellement exacte, mais dans une conférence de presse il présente José Luis Rodriguez Zapatero comme « le meilleur Président du pays », faisant mine d’oublier que son gouvernement a mis place les premières mesures d’ajustement structurel demandées par l’Europe et a introduit les réformes libérales du marché du travail ! Les références historiques ne vont guère plus loin. Aussi, le projet politique de Podemos peut-il se définir comme celui d’une « extrême social démocratie », un outil pour combattre les inégalités sociales et moraliser la vie politique et institutionnelle, dont le système judiciaire qui en a grand besoin, ou, pour employer une formule chère à l’extrême gauche française après mai 68 à propos de PCF, « une social démocratie qui n’aurait pas failli ».

La débat ne porte pas là-dessus. Il s’agissait somme toute d’une controverse classique entre deux tendances telle qu’elles ont toujours existé dans les partis politiques de gauche et du mouvement ouvrier : une tendance de « masse » et une tendance « d’avant garde ». Je caractérise ceux de Podemos, respectivement comme « populisme transversal » (Errejon) et « populisme marxisant » (Iglesias-Monedero). Je ne développe pas ces approches dont on trouve les bonnes feuilles sur Mediapart. Elle se noue autour de la question : comment gagner les électeurs qui ne nous font pas encore confiance? Chez Errejon l’on répond « qu’il faut éviter de leur faire peur ! » alors que pour Iglesias « Podemos ne doit pas être un parti parmi d’autres ! Les élites doivent avoir peur de nous afin que les citoyens cessent d’avoir peur d’eux et ainsi nous rejoindre pour les combattre ». cela a des conséquences très concrètes à propos par exemple du droit à l’avortement pour les mineurs sans autorisation parentale : sur un territoire profondément ancré dans le catholicisme, d’un côté on dit « il ne pas aller trop loin,, prendre le risque d’effrayer les familles et les voir s’éloigner de nous et se réfugier sous l’aile de l’épiscopat » de l’autre on estime que « quitte à faire peur aux familles et aux évêques, il faut revendiquer un droit dont les répercussions sociales positives ramèneront les citoyens vers nous » ?

Or, ce débat stimulant échappe aux structures de base, les Circulos ; il a lieu entre les intellectuels du parti et dans les directions nationales et intermédiaires. Depuis 2015, l’atonie des « circulos » est sans doute l’indicateur le plus préoccupant de l’extinction du phénomène Podemos. Ils ont fait l’objet de toutes les opérations possibles de confiscation, celles de groupes parasites périphériques uniquement intéressés à leur propres renforcement ou celles d’anciens cadres socialistes et communistes visant leur reclassement après avoir perdu toute perspective politique dans leur parti. Pour exemple, le cas de Ponferrada : 150 membres en 2014, maintenant exsangue après entrisme de personnalités venues du PSOE, malgré les sonnettes d’alarme adressées à Madrid auxquelles le « centre » n’a jamais répondu ; celui de Écija, à quelques encablures du village autogéré Marinaleda, où le « cercle » est inactif malgré deux élus municipaux Podemos qui ont abandonné toute activité politique et syndicale ; celui de Getafe, près de Madrid, où le « cercle », après entrisme divers, dont celui du PSOI (trotskiste), ne se réuni plus, sinon pour des joutes interminables mettant en jeu l’hégémonie des uns ou des autre – difficile de faire comprendre à des gens venus pour soutenir Podemos et son message l’intérêt du programme de transition de Léon Trotsky – ; et dans d’autre lieu où nous avons enquêté : Valence, Carthagène, etc.

A ce degré d’inertie des « circulos », c’est à travers l’internet et le bouche à oreille que les militants inscrits sont appelés à participer aux initiatives politiques ou « consultés » pour appuyer les choix politiques des directions et, fait nouveau, pour départager les protagonistes des conflits dans des régions engagées dans un processus d’autonomisation croissante. En effet, cohérent avec sa définition de l’État espagnol comme « État plurinational », Podemos a libéré, sinon encouragé, les tentations nationales-régionalistes présentes en son sein. En résulte une modification progressive de la structure d’origine conçue comme « machine de guerre électorale » axée sur la propagande pour capter l’effet générationnel. Matérialiser l’option plurinationale en calquant Podemos sur les particularités culturelles et historiques des configurations régionales, amène les états-majors à s’affranchir en partie de la décision et de l’action politique centrale au profit de leurs propres desseins ; une évolution qui déclenche d’âpres affrontements. La grille de lecture « errejoniste » / « pabliste » n’aide pas à les comprendre, ils se lisent plutôt à travers l’incursion dans les entités locales de Podemos d’intérêts singuliers, de stratégies individuelles ou de groupes, de courants politiques plus anciens en recherche de reclassement, de leadership et d’opérations tactiques diverses pour gagner en influence, venant particulièrement de la tendance Anticapitaliste (13 % à Vistalegre II)que l’on dit proche du NPA français – de Miguel Urbán – député européen – et Teresa Rodriguez, la dirigeante emblématique de Podemos en Andalousie, spécialement dans les communautés de Murcia, Valence et Madrid. A Madrid, la plate forme « Ahora Madrid » connaît des vicissitudes doublement nourries par la bagarre entre Ramon Espinar (pabliste) et Rita Maestre (errejonista) et entre les courants de la plate forme de « Ahora Madrid » dont est issue la Maire Manuela Carmena. En Galice les tensions sont telles entre les dirigeants que des procès sont engagés, y compris contre Iglesias. Division profonde et possible scission aussi en Catalogne sur la question de l’intégration de Podemos, soutenue par Pablo Iglesias, dans le nouveau Parti de la Maire de Barcelone Ada Colau. Au Pays Basque, Podemos s’affronte à un problème de taille : celui d’avoir à assumer l’histoire des luttes menées par les organisation abertzales (gauches nationalistes indépendantistes). S’ensuit une fragmentation qui brouille la lisibilité du message de Podemos et participe à l’extinction du phénomène duquel il a émergé.

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Podemos a bouleversé le paysage politique espagnol, mais il n’a pas changé la vie ; il paraît peu probable qu’il puisse y parvenir ! Né d’une rupture générationnelle spatio-temporelle, le phénomène d’où il surgit est épuisé. A présent, comme après tous les mouvements sociaux de cette ampleur, les mécanismes structurels anciens se reconstituent dans l’État et ses institutions, les mœurs et pratiques politiques reprennent leur cours antérieur. En revanche, les traces laissées par le passage du phénomène se verront dans des remodelages culturels, dans l’approfondissement du féminisme et des relations de genre, dans les rapports avec la religion, dans les mouvements artistiques, etc., formant assurément le support de futurs mouvements sociaux.

Face à la puissance de la machine politico-administrative, Pablo Iglesias, bien qu’il l’annonce pour 2020, n’est pas à la veille de gouverner l’Espagne. Ne reste plus alors qu’à espérer une alliance Podemos-PSOE, unique alternative de gauche pour dégager le PP ; un dessein néanmoins hypothétique car sa matérialisation ne dépend pas de Podemos mais de l’évaluation par l’appareil du Parti Socialiste de ses intérêts propres.

Pablo Iglesias avait une interprétation personnelle du phénomène Podemos: lors d’un séminaire à l’Université Complutense de Madrid, après s’être demandé « pourquoi s’intéresse-t-on à nous, pourquoi la presse s’occupe-t-elle de Podemos ? », il postule : « C’est parce que nous sommes Sexy ! ». C’était reconnaître au phénomène Podemos une sorte de mirage dont l’attractivité a subsumé toute activité rationnelle soumise à l’appréciation des habitants : gestion de leur intérêts ou résultats d’un programme politique reconnu par eux. Le phénomène s’est achevé. Iňigo Errejon, quant à lui l’avait perçu en titrant les documents présentés à Vistalegre II « Récupérer l’illusion » ! Podemos n’est plus Sexy et l’illusion n’est pas récupérable. Place désormais au Parti Podemos, à sa capacité à convaincre en faisant de la politique, autrement dit à apporter sa preuve ! De ce point de vue, le bilan des municipalités de « cambio » administrées par des coalitions autour de Podemos, sera déterminant ; la confrontation avec le PP et le PSOE y sera rude et leur reconduction, sauf peut-être à Barcelone, n’est pas assurée, notamment à  Cadix ou à Madrid, à La Corogne ou à Zaragoza, où elles risquent de pâtir d’un déficit de crédibilité plus global.

L’avenir n’est pas moins sombre de ce côté des Pyrénées que de l’autre !

 

Le phénomène Podemos : Du rêve à la réalité

L’interrogation « pourquoi un mouvement de type Podemos ne s’est-il pas développé en France ? » occupe nombre de commentaires et d’analyses. Ils fournissent assurément des pistes de réflexion et des tentatives de réponse fécondes quant à la situation dans l’hexagone. Or, j’étudie la société espagnole depuis plusieurs années et je suis frappé par le fait que l’on ne renvoie que très rarement au contexte sociopolitique espagnol. La comparaison entre les deux pays, plus précisément entre les histoires politico-sociales respectives qui les ont marqués pendant les quarante dernières années, permettrait de mieux comprendre, non seulement pourquoi un tel mouvement n’apparaît pas en France, mais aussi quelles sont les causes du surgissement de Podemos en Espagne et comment il a pu acquérir une influence telle que le paysage politique espagnol s’en est trouvé transformé suite aux dernières élections locales. Elle montre en même temps que ce qui semble apparaître comme une exception en Europe – distincte de celle de Syriza en Grèce – a créé en France des illusions injustifiées quant à son avenir. Si l’expérience « Front de Gauche » en France se différencie de Podemos par bien des aspects, la capacité de ce dernier à changer radicalement les orientations politiques en Espagne ne sont pas supérieures à celle du Front de Gauche. On doit cependant mettre à son crédit d’avoir changer de façon significative une configuration politique fossilisée par le bipartisme PSOE-PP. C’est l’ensemble de cette problématique que je voudrai montrer succinctement dans ce qui suit.

En regard de la situation française où l’espace politique de la contestation « anti système » est occupé par le FN résultant d’un processus d’implantation long relié à toute une série d’avatars historiques, il n’existe pas en Espagne de parti d’extrême droite autonome. L’extrême droite espagnole issue du franquisme s’est organisée à l’intérieur du Parti Populaire souvent présenté comme un parti de droite classique. Plus encore, elle n’y est pas isolée mais occupe de fortes positions d’influence et de pouvoir dans les institutions politiques et à tous les niveaux de l’appareil d’État. Cette physionomie fait suite, au moment de la chute du régime franquiste, à l’agencement d’une série de facteurs dont l’articulation a favorisé des continuités sociales, politiques et religieuses dans une procédure dite de « transition », encore appelée aujourd’hui « démocratique ». Les « pactes » conclus à l’époque, dont le célèbre « pacte de la Moncloa », en ont formé la technologie. Pour le comprendre, il faut examiner trois ordres de médiation institutionnelle à partir desquels s’est construit le mythe de la « transition démocratique » : le rôle de l’héritier du généralissime, Juan Carlos 1, c’est à dire en mandataire des différents corps de l’armée et des plus hautes personnalités de l’État, celui de la bourgeoisie moderniste, formée dans le giron franquiste et en grande partie regroupée au sein de l’Opus Dei, enfin celui de la « Conférence épiscopale », sorte de gouvernement de la hiérarchie catholique constitué d’évêques et de cardinaux. Gardien du temple franquiste, ils ont notamment la tâche de préserver coûte que coûte l’idéologie du « national catholicisme » au fondement d’une conception totalitaire de l’unité de l’« État espagnol ». Appliquée sous le franquiste, on sait aujourd’hui que la réalité socio historique de la péninsule la rend illusoire.

Ceci n’a pas encore été entièrement analysé ni documenté. La principale raison de cette carence procède précisément de l’ancrage profond du mythe de la « transition démocratique » dans la société espagnole. Il a conduit à des formes d’auto censure assez inédites dans les milieux politiques et jusqu’aux intellectuels. Sans aller trop loin, je voudrai mentionner quelques repères socio-historiques afin de permettre une meilleure compréhension de l’ascension de « Podemos » et surtout de son avenir.

Le premier élément renvoie aux causes du changement de régime politique espagnol. Le passage d’une période à l’autre ne survient pas, comme on le pense trop souvent, avec la mort de Francisco Franco en tant que telle, celle-ci est presque anecdotique face au dessein post franquiste qui se construisait en arrière plan dans les différentes strates du pouvoir depuis la fin des années 1960. La mort du caudillo ne fera que précipiter le processus en cours . Il est conduit par le patronat moderniste contre d’autres catégories sociales, notamment terriennes, là où sont localisées et enracinées les anciennes formes hiérarchiques, de la noblesse et des propriétaires fonciers ou agrariens jusqu’aux paysans sans terre. Notons que ces catégories seront un enjeu fort au moment de la constitution des pactes à partir de 1976. Ne pouvant résister au processus en train de s’opérer, il s’agira pour elles de conserver leurs acquis économiques, politiques et sociaux  : fortunes amassées antérieurement grâce à leur domination sur l’exploitation des terres, élevage, agriculture, etc., jusque là garantis par l’État franquiste et appuyés par l’église catholique. Contraints d’entrer dans l’après franquisme, elles réussiront à sauver l’essentiel. Parmi d’autres exemples, images et fêtes religieuses, la Duchesse de Alva en est un cas concret. Bien qu’elle ait dû fréquemment faire face aux revendications des paysans-ouvriers en charge de l’exploitation de ses propriétés agricoles, elle continue d’être adulée en Andalousie après son décès en 2014. Plus titrée que Juan Carlos, elle avait entre ses mains une des plus grandes fortunes espagnoles maintenant distribuée par héritage aux enfants. De ce point de vue le changement de régime a consacré de solides continuités agrariennes et hiérarchiques en Andalousie, Estrémadure et Castille-la Manche, ainsi que dans l’ensemble du peuple plébéien. S’y affirme la croyance en un ordre naturel, monarchique et papiste, célébré comme il se doit. Mais plus encore, cette mystique de la différence sociale, de sa « naturalité », se superpose à des ordres profanes singuliers produits par l’envahissement des « chroniques sociales ». Ainsi nommées, elles alimentent une fascination des « gens ordinaires » envers la richesse réservée aux « gens d’en haut » et à ceux de condition modeste « sortis du rang ». Ces opérations de distinction sociale occupent la vie quotidienne des espagnols comme une sorte de dérivatif face à la désespérance de la quotidienneté qui opère un gigantesque détournement de la « capacité créatrice » et entretient la conservation sociale.

La région de Valence, par sa position en bord de mer notamment, s’insérera plus particulièrement dans l’industrie de la construction et du tourisme. Un processus qui se développera sur toute la côte Méditerranée, de la Costa Brava jusqu’à la Costa del Sol. C’est là que l’on trouvera de nouvelles catégories d’entrepreneurs, peu professionnalisés et entretenant des relations douteuses avec divers secteurs de la finance et les réseaux mafieux. Ils ont aussi leur origine dans les territoires marocains de Melilla et Ceuta. Mort en 2004, l’ancien Maire de Marbella les associera à ces « affaires », soutenu par un personnel politique regroupé dans son inoubliable parti éponyme, le GIL, « Groupe Indépendant Libéral ». Rappelons que Jésus Gil a été condamné pour ses frasques dans les années 1960, amnistié et « pardonné » par Franco en 1969. Son cas illustre le profil des dynasties familiales constituées et installées dans la région Autonome de Valence et jusqu’aux provinces méditerranéennes de l’Andalousie. Produits de continuités et de pratiques héritées commencées sous le franquisme, tous ces réseaux administrés par des caciques locaux se trouvent impliqués dans les « affaires », dites de « corruption » dont on parle tant aujourd’hui.

C’est en remontant vers le nord, dans les régions industrialisées, du sud de Madrid aux régions du nord, jusqu’aux Asturies, en Galice ou en Catalogne, que le Mezzogiorno espagnol favorisera l’éclosion d’un bourgeoisie industrielle qui, enfermée dans un marché national aux débouchés limités, œuvrera dans les années 1970 à ouvrir l’Espagne au marché européen et aux avantages, subventions et autres, d’une Europe en train de se construire. Cette catégorie sera au cœur de l’élaboration du projet politique post franquiste sous les auspices de l’Opus Dei, une sorte de secte anticommuniste, à l’instar des réseaux Gladio créés par la CIA américaine dans les années 1940. Liée au Vatican, son rôle est de faire accéder ses membres, à l’aide de sélections et de formations spécifiques, à toutes les positions de contrôle des différents pouvoirs dans le monde, En Espagne, son objectif est de promouvoir le « national catholicisme », de lutter contre les sédiments « répuplicano marxistes » de la guerre civile et d’impulser les règles du libéralisme économique. Très implanté et très actif au plus haut niveau et chez les élites modernisatrices espagnoles, l’endoctrinement diffusé par l’Opus Dei se complète maintenant d’apprentissages plus techniques dispensés par la FAES (Fundación para el Análisis y los Estudios Sociales) créé par l’ancien Président J. M. Aznar pour fournir les cadres du PP.

Pour réaliser la perspective post franquiste, c’est tout un personnel politique, économique et idéologique représentant ces catégories qui se mobilisera, composé pour la plupart de « dignitaires » franquistes regroupés d’abord dans l’UCD d’Adolfo Suárez, lui même membre de l’Opus, puis dans l’« Alliance Populaire » de Manuel Fraga qui l’absorbera progressivement pour former le Parti Populaire (PP) au pouvoir aujourd’hui. Pour ce faire et afin d’assurer la médiation avec le haut commandement militaire, il aura été nécessaire que le passage de témoin de la dictature franquiste à la « transition démocratique » se fasse sous le consentement du « dauphin » Juan Carlos, dont le positionnement pendant cette période a été hésitant et fluctuant. La manœuvre de l’ancien colonel de la « Guardia Civil » Antonio Tejero le 23 février 1981 a permis de construire le mythe d’un « Roi » près à tout pour faire entrer l’Espagne dans la transition et ainsi de consolider son trône en faisant accepter la constitution de 1978 par l’ensemble des secteurs sociaux et institutionnels et par les franquistes reconvertis.

Une des singularités de cette période provient du fait que les directions des groupements de gauche revenues de leur exil en Europe, Parti Communiste (PCE), Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), celles des syndicats, Commissions ouvrières (CCOO) et Union générale des travailleurs (UGT), on entérinées un dispositif constitutionnel qui, par biens des aspects, paraît à présent instaurer un simulacre de démocratie : une loi électorale instaurant le bipartisme, une conception désuète de l’unité espagnole héritée de la dictature, dépassée par les régionalismes et les nationalismes, surtout au Pays Basque et en Catalogne, reconduction des corps institutionnels (armée, guardia civil, justice, etc.). Les personnels qui opéraient au service des gouvernements franquistes n’ont pas été dissous et la presse aux ordres du généralissime (ABC, La Razón, etc) a été reconduite. Et si la transition prévue pour dix ans a officiellement débutée en 1977, personne ne sait maintenant si elle est achevée, quant, à partir de quel événement. Elle a au contraire abouti à une configuration néo-franquiste: un franquisme modernisé sous une démocratie artificieuse. Autrement dit, la question de la « transition » reste posée remettant en jeu les complications et les impasses constitutionnelles.

Approuvée après 8 mois de tractations centrées sur la préservation des privilèges des uns et des autres, et après les 37 années où elle fut appliquée, la constitution de 1978 n’a subi aucun changement ni amendement, excepté celui adopté sur l’initiative du PP en consensus avec le PSOE, portant sur l’article 135 qui plafonne le déficit de l’Etat à 3 %. Concernant cette constitution, avec ses relents centralisateurs franquistes, le mot réforme est un tabou, sauf si elle peut profiter au PP. Celui-ci voudrait par exemple transformer le processus électoral à tous les niveaux de l’organisation politico-institutionnelle – l’exercice du droit du souveraineté du peuple – sur un mode de compétition sportive à un seul tour entre des formations partidaires sélectionnées et accrédités selon les termes de la fameuse « loi des partis » ; celui qui arrive en tête a gagné ! Il se voit ainsi remettre, comme trophée, les clés du pouvoir avec une majorité parlementaire absolue. 30 % des voies, par exemple, permettrait au vainqueur de gouverner tranquillement selon ses propres désirs, ses propres conceptions idéologiques et représentations sociales et culturelles. La notion d’alliance entre parti pour constituer une majorité serait non seulement exclue mais interdite. Ainsi se découvre l’héritage du moule totalitaire dans lequel les cadres du PP sont formés.

Plus encore, sous le gouvernement du PP, avant sous celui du PSOE de Felipe González – confère ici l’action de l’État contre les régionalismes, le terrorisme d’État, etc. –, censure, pressions, chantage, et d’autres formes de réduction de la liberté d’expression, notamment pénales, sont courants. La loi dite « mordaza » par l’opposition, officiellement nommée « loi de sécurité citoyenne », entrée en vigueur fin juin 2015, approuvé par le seul PP, témoigne d’une résurgence des mœurs phalangistes des années 1940. Durement vécu par certaines catégories qui en ont fait l’amère expérience pendant cette période, mais plus encore dans les jeunes générations, ces sortes de retour au passé a en grande partie participé au déclenchement le 15 mai 2011 d’un mouvement générationnel sur un mode spécifique d’expérience et de pensée. Dans un même espace social, en continuité historique, il a permis à ces catégories de jeunes de s’inscrire dans les séries diachroniques qui ont jalonné l’Espagne sur la longue durée. Par sa contemporanéité, le 15M a constitué un événement fondateur qui a conditionné les engagements et les activités ultérieurs : las « mareas » (marches citoyennes sur toute une série de thème, santé, ‘éducation, etc.), le mouvement contre les expulsions de logement, jusqu’à la création de Podemos. Il a bénéficié aussi de la désagrégation grandissante de la main mise de l’église sur les consciences ; bien que cette dernière soit encore la principale source d’inspiration du Parti Populaire, accessoirement du PSOE et des petites formations régionalistes, notamment sur les questions de l’avortement et de l’éducation.

Plus encore, les positions de pouvoir du bipartisme et ses pratiques ont profité considérablement à l’émergence de Podemos ; un bipartisme ancré sur des intérêts réciproques, permettant aux partis politiques majoritaires (Parti Populaire et PSOE) d’accéder aux fonds publics et de les utiliser à leur gré ; d’où la multitude des affaires de corruption qui ont été mises sur la place publique au prix d’un travail acharné de réseaux de magistrats et de policiers s’inscrivant dans la perspective d’un État de droit restant à construire. Encore très minoritaires et face aux entraves d’une justice politisée, habituée par transmission générationnelle à user des méthodes de l’ancien régime, ils peinent actuellement à faire aboutir des affaires instruites depuis plus de 15 ans devant les tribunaux. On est en présence de la « casta» dénoncée par Podemos ! Du moins de sa partie politique. Est visé également l’ensemble des états-majors du secteur économique à laquelle elle est en partie liée. Rappelons que cette approche, dénoncée ici ou là comme populisme, n’a rien de commun avec le populisme démagogique pratiqué par la droite ou la gauche. Pour Podemos, l’opposition entre le haut et le bas se réfère à un populisme comme catégorie politique. Théorisée par Ernesto Laclau s’inspirant des thèses de A. Gramsci sur l’hégémonie culturelle, l’orientation a nourrit la réflexion politique de toute une génération d’intellectuels formés dans les universités espagnoles en science politique et en communication, particulièrement dans la principale d’entre elles, l’Université Complutense de Madrid, d’où est sortie la majorité des dirigeants actuels de Podemos.

En l’absence d’une droite classique politiquement identifiable car toute investie de concert avec l’extrême droite dans les affaires de l’Etat et dans ses affaires propres, Podemos a pu trouver un espace en s’appuyant sur cette particularité espagnole. Avec un taux de chômage « officiel » aux environs de 24 % – ce chiffre ne tient pas compte évidemment des sans emplois sans ressources qui ne se déclarent plus – le ressentiment de larges secteurs de « ceux d’en bas » face à l’enrichissement ostentatoire de « ceux d’en haut » a profité au développement de Podemos et lui a permis d’échapper un temps aux opération de récupération, par le dénigrement, venant du système politico-économique et médiatique. Cette configuration est en train de changer. Le paysage politique prévalant se craquelle, laissant apparaître ce que les espagnols appellent les « partis émergents ». Toutefois, compte tenu de tout cela en arrière plan, le futur de Podemos est conditionné par la nature des partis qui monopolisent la vie publique – le bipartisme – et le type de lien qu’entretiennent les partis qui le composent , PP et PSOE, avec la population.

Ma thèse est que la société espagnole dans sa grande majorité n’en a pas encore terminé avec le franquisme et son histoire passée. La « transition » sensée conduire un projet post franquisme s’est transformé en régime néo franquiste sous la férule du Parti Populaire. De ce point de vue l’Espagne est peu connue. Beaucoup croient la connaître au travers des activités touristiques de la multitude des visiteur étrangers. En Espagne tout tend à se transformer en activité touristique, non seulement les fêtes locales dont beaucoup bénéficient d’une large promotion hors de l’Espagne – toros, flamenco, etc. – jusqu’aux rituels religieux : les processions de la semaine sainte ou de gloria comme celle de la « Virgen del Rocio » dans la région de Huelva. Or elles alimentent et développent un imaginaire totalement erroné de la société espagnole.

Il faut comprendre ce qui est appelé « Parti Populaire ». Ce n’est pas un parti politique ! Il s’agit d’une organisation néo franquisste qui fonctionne selon les codes de référence valorisés dans la période antérieure. Comme dans les anciennes monarchies, les élites, on pourrait dire « noblesse d’État », pensent avoir des droits supérieures par rapport aux règles sociales imposées au reste de la société, de la plèbe ! Ceci est profondément intériorisé par les cadres du PP. Il leur faut cependant, pour pouvoir exercer la liberté d’échapper aux lois, s’organiser dans un réseau de relations lié à l’appareil judiciaire et dans la sphère économique. C’est pourquoi, se considérer comme au dessus des lois oblige un investissement spécifique en temps d’occupation. Le PP constitue ce dispositif fait de réseaux, d’une multitude d’organisations plus ou moins secrètes, plus ou moins mafieuses, agissant sous des référentiels divers, parfois étatiques, para étatiques ou religieux (Opus Dei).

Autrement dit, contrairement au PSOE, qui entend faire de la politique à travers une vision spécifique des buts de l’action politique, par ailleurs parfois très discutable, le PP ne fait pas de politique. C’est pourquoi il n’a pas de programme politique ! Pas de regard sur l’avenir, pas de projet social et encore moins sur le type de société à construire en vue du bien être des espagnols. Son unique logiciel est la « réduction des déficits », autrement dit l’« austérité », mais surtout les « privatisations » ! Pourquoi ? Parce que c’est l’activité qui permet de s’enrichir, de faire des affaires. Avec la main mise sur l’argent public, c’est l’assurance de toucher des commissions dans des opérations immobilières ou financières. En Espagne cette activité, qui semble internationalisée, est appelée « corruption », en référence à la multitude de arrangements dans l’entre soit du « haut » par des moyens illicites, hors de tout emprise constitutionnelle, pour servir des intérêts privés à échelle régionale, locale et parfois mondiale. Elle est aussi au fondement d’un type de lien préférentiel avec la population dont l’imaginaire reste ancré dans la transmission du franquisme, tant il a été valorisé, notamment par l’église et, venant de divers secteurs de la société, continue de l’être.

Aux privatisations comme programme, le PP ajoute le leitmotiv « création d’emplois ». C’est son discours auto justificateur parce que dans une « bonne communication », c’est à dire démagogique et populiste, le gouvernement sait que cela touche directement les préoccupations des espagnols. Peut importe les résultats, il faut que les espagnols soient convaincus que des emplois vont se créer avec le duo, toujours répété, « réduction des déficit » et « privatisation ». Mais au gouvernement et chez les cadres du PP, personne ne sait vraiment ce qu’est un emploi et comment de gens peuvent et doivent vivre avec un emploi. Il suffit d’écouter les discours auto-satisfaits et enthousiastes des portes paroles du PP et du Président du gouvernement à l’annonce des chiffres du chômage qui aurait baissé au alentours de 23 %. Il s’agit d’emplois saisonniers, mais surtout, c’est un processus en cours depuis une quinzaine d’années en Espagne, d’emplois avec des contrats courts, sinon à l’heure : c’est la « flexibilité » à l’espagnole. Les contrats de travail de 15h dans la semaine, parfois moins, sont intégrés dans les chiffres du chômage comme « baisse ». Et les employeurs les proposent comme contrats renouvelables selon les besoins de l’entreprise. C’est pourquoi l’on trouve à foison des travailleurs jeunes qui disent « j’attends qu’on m’appelle ». Il attendent souvent plusieurs semaines sinon plusieurs mois. C’est le type d’emploi que le PP valorise comme résultat positif de son activité. En Espagne certains pensent même que l’on se dirige vers un marché du travail prenant la forme de celui des intermittents du spectacle en France. La création d’emplois en Espagne telle qu’elle est pensée et représentée chez les dirigeants du PP constitue une négation majeure de la notion d’emploi, témoignant d’une méconnaissance totale du travail. Plus encore l’idée de penser et élaborer un modèle économique leur est complètement étrangère.

Dans une configuration où les courants de droite et du centre droit se trouvent neutralisés par les héritiers de la vieille garde franquiste, l’émergence de « Ciudadanos » pourrait constituer le noyau d’un nouveau parti de droite qui semble s’absenter en Espagne, après décomposition et recomposition de certains secteurs du PP. Ceci est loin d’être joué. Rappelons que beaucoup des figures de cette formation émergente ont fréquenté la FAES de J. M. Aznar. Quant au PSOE et à Izquierda Unida, où domine le Parti communiste, l’aura qu’ils avaient acquise dans les années 1980 s’estompe. Présents dans la rédaction de la constitution et dans la « transition », les courants qui les composent ont été radicalement dénoncés par le « mouvement des indignés » formé à partir du 15 mai 2011. Jusqu’à ce moment clé, le système du bipartisme leur avait permis de résister face à des événements politiques majeurs où leur responsabilité étaient mis en cause, ou vécus comme « trahison » des engagements programmatiques basiques pris devant les électeurs. Le référendum sur l’entrée de l’Espagne dans l’OTAN lancé en mars 1986 par Felipe González après avoir obtenu la majorité absolue au parlement en constituera un premier test. En contradiction totale avec la politique extérieure préconisée par le PSOE, le gouvernement González appellera avec une partie de l’opposition – le CDS de Suárez et les nationalistes (basques et catalans) – à ne pas annuler l’entrée dans l’OTAN auparavant votée par la droite. Seul le Parti Communiste fera campagne pour l’annulation, accompagné par le mouvement syndical, CCOO (Comisiones Obreras) et UGT, lequel, abandonnant un temps ses prérogatives syndicales, tentera de se substituer au PSOE pour occuper un rôle politique en faveur de l’annulation. Fort des 52 % contre l’annulation et malgré 40 % d’abstention, 40 % des voix en faveur de l’annulation et près de 7 % de votes blancs, le PSOE remportera l’élection législative qui suivra !

Bien d’autres engagements n’ont pas été respectés. Un des plus récents a eu lieu en juin 2014, alors que le PSOE avait l’occasion de renouer avec sa doctrine républicaine de toujours, il vote la loi organique transmettant la couronne au fils de Juan Carlos 1 démissionnaire. Le coup de tonnerre sera rude à avaler pour tout ceux qui sont morts et se sont battus sous la bannière républicaine de 1931 à 1939. Il semble cependant que cette position n’a pas affecté l’influence politique du PSOE et n’a pas particulièrement favorisé la progression de Podemos. Les dirigeants socialistes ont expliqué que vu l’ancrage de la monarchie dans la société espagnole, une position contraire aurait été risquée à quelques mois des élections locales et surtout générales sur lesquelles le PSOE fonde l’espoir de revenir au pouvoir. De larges secteurs du PSOE, notamment à Madrid,ont donné une autre raison: la peur d’un coup d’État militaire! Ceci en dit long sur le climat néo franquiste qui règne dans ce pays, surtout dans une partie de la gauche, ceux qui ont participé aux luttes anti franquistes et leurs descendants, chez qui la mémoire de cette période sombre reste très vivace et nourrit des craintes justifiées par l’évolution de la droite espagnole. Le bien fondé de ces arguments mérite de toute façon un examen sérieux, car si la monarchie espagnole est faible institutionnellement, le rôle du Roi se limitant essentiellement à signer les « décrets lois » et que son coût budgétaire n’est pas toujours accepté, les différents corps de l’armée abritent encore de fortes continuités fascisantes. C’est en Catalogne que le projet républicain est le plus fort, lié à l’indépendance bien sûr, ce dont Podemos ne semble pas avoir pris la mesure. Avec 10 %, son score à l’élection régionale du 23 septembre le démontre. La démission de la secrétaire du Podemos en Catalogne invoquant l’incompréhension du catalanisme dans la direction du Parti souligne la difficulté de Podemos à s’inscrire dans des situations complexes. Le catalanisme en est une, mais on perçoit aussi l’hésitation de la direction à reprendre à son compte le projet d’une république espagnole.

Le futur de Podemos dépendra de sa capacité à résister au rouleau compresseur d’un bipartisme amplement aidé par celui des institutions politico médiatiques. Il a entraîné vers lui des intentions de vote venant du PSOE et de IU. Impliqués dans des affaires de corruption à Madrid et en Andalousie ces partis sont renvoyés dans le champs sociopolitique de la « Casta ». Quant aux défections du vote PP, elles profitent plutôt à Ciudadanos. Du coup Podemos se trouve contraint de modifier progressivement ses références idéologiques et ses propositions programmatiques. L’espace créé par la perte de confiance, tant vis à vis du PSOE que de IU, laisse un espace au centre qu’il espère occuper en célébrant le modèle suédois et en se posant en « vrai » social démocrate. Compte tenu de mes arguments, il y a peu de chances qu’il y réussisse. D’autant plus que le choix stratégique adopté par l’assemblée des cercles Podemos à Valence en 2014, avec une forte majorité à la liste conduite par Pablo Iglesias, face à celle emmenée par Pablo Echenique, donnant la priorité à un investissement national massif pour « gagner » les élections générales à eu des conséquences négatives sur la vie des cercles. Ceci était précisément un enjeu du débat avec Echenique sans doute à l’origine du départ de Juan Carlos Monedero, un des principaux fondateurs de Podemos. Occupés par le débat national central, les dirigeants n’ont pas perçus la nécessité de s’investir dans l’animation et l’organisation des cercles. Livrés à eux-mêmes, fragilisés par une expérience politique non encore affirmée, beaucoup de cercles ont fait l’objet d’opérations de reclassement en leur sein de militants venus d’autres horizons politiques. Il en a résulté une fragmentation telle que dans beaucoup de cercles Podemos des membres les ont quitté pour former des structures locales de Ciudadanos ou des plates formes aux sigles divers : « Ahora en commun », « Compromis », etc. Du coup, la question des candidatures communes traduit une dispersion qui complexifie gravement la situation de Podemos, sur laquelle vient se greffer maintenant le problème : que faire avec Izquierda Unida ? On connaît depuis longtemps des configurations analogues en France.

Ce qui précède montre à la fois les raisons du développement de Podemos et celles qui le ramènent progressivement aux alentours de 12 à 13 % lors des prochaines élections générales de Décembre. Comme je le signale plus haut, la plate forme constituée avec Podemos pour l’élection régionale en Catalogne n’a pas dépassé 10 %. Certes, faut-il tenir compte du contexte catalan contrôlé par les indépendantistes – Podemos s’est prononcé pour « le droit des catalans à décider » tout en se déclarant favorable à l’unité de l’Espagne, mais sans dire sous quelle forme –, cependant, la tendance semble se confirmer dans une série de sondages où l’on retrouve un étiage pas très éloigné de ce que peut réaliser en France le « Front de Gauche » dans ces meilleurs moments. Pour autant cela ne nous interdit pas de soutenir Podemos et de l’encourager dans son entreprise.