Suite à mon billet précédent sur la propagation de l’antipathie autour de Mélenchon et LFI (lire ici) qui tient les médias en haleine, ce qui prouve la prévalence de leur statut d’opposant, je m’intéresse à un sujet qui ne cesse d’agiter le mouvement depuis quelques mois, d’une importance capitale quant au programme l’Avenir En Commun (AEC) et à la révolution citoyenne qu’il porte.
A défaut de pouvoir en approfondir l’analyse dans ce format, je l’aborde donc de façon forcément synthétique. On pouvait craindre, au-delà du rôle présent et futur de Jean Luc Mélenchon, que les pressions exercées sur le mouvement depuis l’élection présidentielle pour « plus de démocratie » en interne, plus encore depuis le résultat des européennes, ne conduise à des réponses inadaptées en regard d’un contexte socio-politique qui voit les systèmes politiques construits à travers une histoire sociales dense et mouvementée, ébranlés dans leurs fondements ; des fondements que l’on croyaient bien établis, entre autres le soubassement droite/gauche du conflit politique, la démocratie représentative et la forme « parti » qui structurent les luttes politiques et déterminent les formes des États et de leur gouvernement depuis deux siècles. Dans ce contexte, il devient urgent de repenser les dispositifs politiques et démocratiques de nos sociétés,
La séquence qui s’achève débouche sur une ambiance délétère intensifiée par l’initiative inappropriée de Clémentine Autain pour un « big-bang de la gauche ». Big-bang ? L’emprunt à la cosmologie frôle le contre sens : grande explosion, rebond, contraction ou effondrement ? Quoiqu’il en soit, l’effet ne sera pas d’élargir mais d’affaiblir LFI, de l’isoler dans une conglomération de courants dont l’unique base commune est la référence à une putative et vague identité de gauche. L’initiative tend à faire de LFI un courant de gauche parmi d’autres et de la rendre plus encore dépendante de la recherche d’un accord hypothétique, type « union de la gauche » ou « gauche plurielle » dont le PS est pour le moment écarté ; un PS qui n’a pas dit son dernier mot cependant et voudra prétendre à un rôle prépondérant le moment venu. Il s’y prépare et ne s’en cache pas. Il est en train d’inventer un de ces trompes l’œil dont il a le secret : la « gauche arc en ciel » ! Les socialistes ont toujours fait çà ; le PCF à de quoi s’en mordre les doigts. Rester dans ce cadre, où pèsera le risque de dépendance d’un PS à l’offensive, promet de belles empoignades ! Et l’échec assuré ! Pour l’éviter, les « gauches » dont nous héritons, celle aussi de ces nombreux socialistes qui ne se reconnaissent pas dans un PS ré-hollandisé, par Aubry, Cazeneuve, Le Foll ou Royal interposés, se doivent d’adopter une vision radicalement différente.
Du mouvement gazeux au mouvement évolutif
A moins de contester et d’annuler son caractère de « mouvement », la participation de LFI à une « union des gauches » est hors sujet : son objet est autre. LFI procède d’un regroupement d’activistes venus de tout le mouvement ouvrier, d’organisations, de partis et de militants des groupes d’action où ils sont tous réunis sous sa bannière, fondamentalement fédérés par ce qui subsume tout : le programme l’Avenir En Commun ; pas une liste de mesures composites d’un gouvernement pour le peuple mais conceptuellement l’expression même du « pouvoir par le peuple souverain » mu par une cohérence interne unifiant toutes les catégories de salariés.
J’examine ci-après les arguments présomptifs de Clémentine et ceux présentés par 40 membres de la coordination transformant la sublimation antérieure de LFI en « mouvement évolutif ». On ne sait pas encore très bien ce qu’est un « mouvement », ni quel peut être sa place en face d’un cartel des gauches que tant de choses opposent. Or, au moment où l’on recommence à évoquer leur réunion, la raison de l’existence des gauches et de leurs différenciations n’est pas même interrogée. Oubliée ou niée, souvent volontairement, la genèse des divisions du mouvement socialiste survenues après le schisme entre marxisme et anarchisme, dès lors qu’il s’est rendu dépendant des intérêts économiques de bourgeoisie ; plus ou moins bien sûr selon les courants et les réponses théorico-programmatiques que cette dépendance engendrait, surtout avec l’épreuve russo-soviétique et plus encore suite à son effondrement, sans parler des colonisations. Je résume plus d’un siècle de luttes, de déboires et d’espoirs du mouvement ouvrier. Clémentine compte peut-être sur l’effet magique d’une volonté d’union qui réinvestirait ce que cette histoire a produit de plus positif, peut-être pense-t-elle aussi faire naître une gauche qui n’aurait pas failli, qui ne se serait pas reniée plusieurs fois depuis 60 ans au moins ! Dire ça c’est inscrire PS et PCF dans une histoire sociale dont ils peinent encore à assumer les vicissitudes. Si son projet est de parvenir à rendre la gauche « désirable », je lui souhaite beaucoup de patience et de sacrifice ; qu’elle ne s’y perde pas surtout. Ce fut un slogan de campagne qui sonnait comme un aveu, une prise de conscience que la gauche ne fait pas recette. Certains continuent de l’utiliser dans leur propagande, mais se dire de gauche, de gauche unie etc., ne suffit pas pour être attrayant, désirable, c’est même contre productif, davantage si le PS est de la partie.
Podemos dans une impasse
On vient d’en voir une dernière péripétie dans la Grèce de Syriza et d’Aléxis Tsípras. Très populaire dans la France Insoumise après une même durée d’existence, Podemos apporte aussi quelques enseignements. Avec une pratique politique issue du mouvement des indignés de mai 2011 et une propagande extraite d’une théorie, le « populisme de gauche », dont les ignorants et les disciples missionnés, journalistes et autres activistes de droite et sociaux démocrates, se sont emparés pour le neutraliser, a poussé Podemos à ses débuts très haut dans les sondages : jusqu’à 28 % des intentions de vote! Sur cette base, Podemos fait irruption aux européennes de 2014. Le résultat de l’élection générale de décembre 2015, 21 % avec plus de 5 millions des votes est prometteur. Dès lors, Iňigo Errejon, un des fondateurs de Podemos, que l’on connaît mieux maintenant en France grâce à l’association Le Vent se Lève, préconisait de réincarner Podemos en mouvement. La convocation de nouvelles élections, par le fait du refus notamment du groupe de cautionner un gouvernement PSOE allié aux libéraux de droite Ciudadanos, entraînera une autre stratégie formée autour d’une plate forme d’union de la gauche avec Izquierda Unida, un sigle derrière lequel s’abrite le Parti Communiste Espagnol.. Errejon, en désaccord mais discipliné, dirige la campagne. Le résultat de juin 2016 accuse une perte de plus d’un million de votes. Juan Carlos Monedero, autre fondateur de Podemos, quant à lui sectateur de l’alliance avec le PCE, proclame avec beaucoup d’aplomb et une forte dose de mauvaise foi : « déroute du populisme » ! Or, c’est l’échec d’une alternative de gauche au PSOE ! L’orientation est confirmée au congrès de Vistalegre en février 2017 et Errejon écarté de la direction. J’ai assisté à cette réunion et en ai fait l’analyse dans d’autres textes ; j’y ai vu s’accomplir le ravage durable qu’elle a produit parmi les participants et les militants. On observe depuis un effondrement régulier significatif, lors des générales du 28 avril, le groupe passe de 71 députés à 42, puis dans les scrutins locaux de mai la perte des mairies dites du « changement », dont Madrid et des positions dans les gouvernements régionaux.
L’avenir n’est pas meilleur. En effet, du fait de ses liens avec la commission européenne et son engagement envers les traités, le PS Espagnol (PSOE) refuse de former un gouvernement de coalition avec Unidas Podemos. Du coup, une répétition électorale en novembre pour carence de gouvernement s’annonce. Dans le cas où elle aurait lieu, Unidas Podemos se verrait ramener à l’étiage du PCE de Julio Anguita : dans une fourchette de 10 à 12 % et entre 25 à 35 députés, plus une scission en vue dans le cas où Errejon serait poussé à présenter une plate forme nationale sur le modèle qui lui a permis de multiplier par trois le résultat de Podemos à Madrid.
La gauche en phase terminale
A la lumière de ces épreuves, l’intention de Clémentine ne peut hélas déboucher que sur un mirage. Les catégories populaires qui en étaient les acteurs, la vie et l’expérience aidant, s’en sont séparées ou l’ont désertée. La notion de « gauche » ne signifie rien pour une grande partie de la population. L’irruption des Gilets Jaunes en constitue un analyseur tangible. Les quérulences qu’ils expriment auraient dû les conduire en toute logique à se tourner vers les réponses de gauche, il n’en est rien. C’est non seulement leur refus de représentants, de chef, qu’ils affirment, mais celui de toute identification politique. Pas facile de le comprendre, encore moins de l’accepter, la « gauche » est en dépassement historique, les métamorphoses socio-politiques lui tournent le dos ; une réalité dont témoigne aussi l’idéologie galopante de la dissolution du clivage droite/gauche autour de laquelle se reconfigurent les forces réactionnaires. Depuis 1995, les nombreux conflits et mobilisations ont connu défaites et reculs significatifs. En l’absence de centralisation, l’espoir s’est concentré sur un débouché politique : l’élection de Hollande ! Elle fut un désastre politique et idéologique dans les domaines économiques et démocratiques. La destruction du peu de pouvoir dont disposaient les syndicats ouvriers dans les institutions du travail, de la formation professionnelle, de la sécurité sociale, etc., n’est pas le moindre de ce saccage. Certes, y compris dans leur désunion, les gauches continuent d’entretenir la mobilisation de leur électorat traditionnel façonné à travers l’antagonisme prolétariat/bourgeoisie. Elles le nomment encore parfois « peuple de gauche », quand elle n’osent l’appeler « peuple », mais elles se sont rendues incapable d’attirer les abstentionnistes, ni les électeurs FN, de droite et du « centre » des catégories populaires. L’union des gauches a perdu toute capacité de construire une hégémonie culturelle nécessaire face aux dispositifs de valorisation du capitalisme. Là est le problème central ; il ne relève plus d’une hypothèse mais d’une évidence qui ne devrait échapper à personne à gauche.
Cet achèvement de la « gauche » se manifeste plus encore à présent sous celui de la forme des partis politiques centralisés de type lassallien qu’elle adopte fin 19éme siècle. Auparavant et depuis l’émergence du terme « socialisme » dans les années 1850, la notion de « gauche » n’est pas une référence. Marx ne se disait pas de gauche ; existent des groupes plus ou moins réunis dans une internationale socialiste. Cette forme lassalienne sera celle de l’organisation du mouvement ouvrier et son instrument pour agir politiquement : face à l’État centralisé, une organisation politique centralisée. C’est un moment clé de la construction de l’État national, celui des accords collectifs garantis par les institutions étatiques. Autrement dit, l’État n’est devenu « national » qu’au prix d’une réponse nationaliste à la question sociale, c’est à dire pour l’a enfermé dans un cadre « réformiste » face aux risques de révolutions qui parcoururent le siècle précédent. Ici, avec l’affaire Dreyfus, commence l’histoire de la « gauche » qui se termine aujourd’hui ; une histoire faite d’ombres et de lumières, celle des conditions où sa fonction historique s’est accomplie, avec ses compromissions mais aussi ses acquis.
Regardons l’état du monde en toute lucidité : la perspective de l’émancipation par la sortie de l’économie capitaliste s’éloigne ou stagne partout ! Le projet dont nous avons rêvé des États Unis socialistes d’Europe est devenue celle de la « concurrence libre et non faussée » soutenue ardemment par la « sociale démocratie », un substantif devenu depuis longtemps un sobriquet pour désigner des Partis Socialistes qui n’ont de cesse de combattre la perspective socialiste. Les appels au « peuple de France », ceux auxquels le PCF a eu recours tout au long de son histoire et récemment en 2017, sont restés incantatoires, car le « peuple », à l’inverse de « l’esprit du peuple » hégélien, doit être construit politiquement pour devenir une « catégorie politique » instrumentale, afin que la multitude qui le compose s’y reconnaisse unie par une équivalente identité sociale et par un même projet pour « aller à l’assaut du pouvoir », pour éprouver sa nécessité et la promesse qu’il est sensé incarner.
Hégémonie et reconstruction de la gauche
La multitude, ou la fragmentation sociale, résulte on le sait de l’individualisation poussée jusqu’à l’extrême suite aux dégradations du travail par le capitalisme, aux désordres qu’il entraîne, à la multiplicité des catégories et de leur classement dans la hiérarchie sociale ; tout cela est accentué par la fascination exercée par les dispositifs de valorisation massive des modes de vie des classes supérieures et des signifiants capitalistes qui imprègnent l’ensemble des organisations sociales, politiques et économiques. Les catégories populaires l’éprouve dans la soumission ! Les sentences obscènes du type « Enrichissez – vous !, ayez envie de devenir milliardaire ! » n’ont pas pour but d’encourager un passage à l’acte, de toute façon improbable, mais d’amplifier les effets d’hypnose dans la conscience populaire issue de ces moments révolus où le travailleur de l’industrie était une figure incontournable, quand combattre l’hégémonie culturelle de la classe dominante passait par la lutte économique de tous les jours conduite par les organisations ouvrières, syndicats, partis et mouvements d’Éducation Populaire. L’agencement de ces dispositifs d’écrasement, d’asservissement des « gens de peu », de fixation dans leur condition sociale, s’est affirmé après la conversion définitive au néolibéralisme de la gauche dite « de gouvernement ». Son renoncement au combat culturel a accompagné l’abandon des catégories populaires et favorisé leur capture par les droites. En résulte l’impuissance actuelle à organiser la convergence des luttes : elle a été intériorisée par une grande partie des salariés ! Effet des propagandes idéologiques, leurs divisions ainsi naturalisées, ils se replient sur le chacun pour soi. Les syndicats de classe se heurtent à cette difficulté. Néanmoins, l’offensive commence à reprendre sur ce terrain aussi. L’entêtement des Gilets Jaunes à s’imposer sur les Champs Élysées n’est pas un hasard. Ils ciblent ainsi le lieu où s’exerce le pouvoir central, à la fois politique et lieu de production massif de l’idéologie hégémonique ; ils veulent y opposer l’image d’un peuple solidaire et leurs propres représentations du monde face aux « biens de bonheur », ces artifices mystificateurs qui submergent les Champs Élysées.
Ces manifestations de formes de résistances, de mouvements sociaux progressistes, montrent que des ressources existent en vue de la bataille pour substituer l’hégémonie culturelle des catégories dominantes par celle d’un peuple mobilisé en vue d’une « révolution citoyenne ». Au-delà de l’effacement du clivage droite/gauche qui trouble nos grilles de lecture socio-politique, l’opposition de classe continue certes de structurer les conflits politiques, mais elle se conjugue à présent avec un autre antagonisme qui la surplombe, entre haut et bas de la société. Réinventer la gauche donc ! Jean Luc Mélenchon a offert la « Fédération populaire pour reconstruire la gauche ». Cependant, la reconstruire ne signifie pas la rééditer sous ce nom mais de ré-articuler ses principes axiologiques, comme dit Chantal Mouffe, de les orienter vers une perspective actualisée : celui d’un mouvement populaire pour le progrès du « bien être social », le seul dont on peut espérer un « progrès ». Sous la contrainte de l’épuisement du rôle de la gauche historique dans l’histoire des luttes pour l’émancipation dont elle s’est absentée, il s’agit d’en finir avec sa prévalence dans l’espace politique, de l’évacuer en somme vers les études historiques puisqu’elle ne peut offrir une perspective crédible. Cette révocation de la gauche ne conduit pas nécessairement à sa disparition, ni à son remplacement comme a pu le dire malencontreusement Mélenchon, en revanche, les fragments qui subsistent pourraient alors accéder de plein pied dans la bataille contre l’hégémonie capitaliste en vue d’imposer un dessein politico-économique en rupture radicale avec ses normes, d’aider à penser d’autres modalités de représentation et des processus de décision politique. Autrement dit, qu’ils viennent renforcer le mouvement pour l’Avenir En Commun. Peut-on l’appeler autrement ? L’enrichir des apports des uns et des autres ? Assurément, tout comme la formule Fédération Populaire. Elle a le mérite de préluder un « nouvel âge révolutionnaire » et de proposer une méthode pour concrétiser ce que d’autres suggèrent par ailleurs, telle l’« idée communiste » introduite par Alain Badiou ou son retour cher à Bernard Friot, pour travailler, comme disait Bourdieu, « à l’invention collective des structures collectives d’invention » d’où s’affirmera un mouvement politique et social original, c’est-à-dire des nouveaux contenus, des nouveaux buts et des nouveaux moyens internationaux d’action. Dès lors, rien n’empêche Clémentine d’œuvrer à la transition des gauches vers un tel mouvement, peut être faut-il même l’encourager.
Rendre l’AEC durablement « désirable »
La droite dure revient en force en Europe. D’où une question obsédante, formulée notamment par Jacques Généreux, pourquoi la droite revient-elle continûment au pouvoir pour démonter ce que les mouvements populaires construisent quand eux-mêmes l’exercent ? Cette question devrait nous angoisser ! Y répondre c’est gagner la lutte pour l’hégémonie culturelle de l’idée de progrès social, pour qu’elle s’incruste dans la société et qu’elle y soit durable. De cette bataille dépend l’expansion de la civilisation humaine, rien moins que çà ! Dans ce processus, les valeurs que la gauche était sensée porter et conduire n’ont jamais été hégémoniques ! Les avancées de la civilisation ne furent obtenues qu’au prix de luttes dures, souvent héroïques : toujours en situation d’hégémonie réactionnaire ; depuis la domination des castes terriennes transmise jusqu’à celle des bourgeoisies industrielles, celle-ci a permis le captage des votes populaires en faveur des partis de droite pour exercer le pouvoir ou pour y revenir. La conquête de l’hégémonie des principes axiologiques à l’origine des mouvements populaires sera longue ; la constitution ne nous y aidera pas, ni les médias d’ailleurs, on ne joue pas dans la même cour. Tout s’oppose à un tel projet. Or, ce n’est qu’en situation de pouvoir et dans la mise en œuvre de l’Avenir En Commun que LFI, ou la Fédération populaire, pourra tenter d’assurer sa pérennité : en se rendant « désirable », ce que la « gauche » n’a pas su ou voulu faire. Suivant en cela Frédéric Lordon, rendre « désirable », c’est libérer les « affects » attachés à la liberté et, pour profiter de ce que la vie offre aux hommes, ouvrir sur la collaboration, systématiquement discréditée, contre les règles de la concurrence, redéfinir la propriété au profit du droit de propriété des travailleurs relatif aux protections sociales et aux services publiques – que Thomas Piketty oublie –, conquérir des responsabilités économiques, à s’approprier le pouvoir sur le travail et sa définition. Le labeur réalisé par François Ruffin dans son activité est un modèle de cette méthode : la supériorité morale de la gauche transposée dans l’AEC en est l’atout principal. Sur ce thème on peut se référer à Durkheim, cependant, la supériorité morale de la gauche déploie des questions lancinantes : pourquoi les idées les plus belles, les plus morales, gagnent peu souvent ou peu longtemps ? Pourquoi produisent-elles dans la gauche tant de divisions, de sectarisme, d’incapacité à gagner ? Autrement dit, pourquoi les idées de la minorité sociale gagnent-elles toujours en réussissant à transformer ses propres intérêts en intérêt général ?
Clémentine doit absolument s’efforcer de répondre à ces questions en regard des actes présagés par son initiative. Je lui concède que nous sommes obligés de penser les modalités politiques indispensables pour accéder au pouvoir d’État et l‘exercer quand l’hégémonie néo libérale complique la convocation d’« affects » fondés sur la morale et la justice sociale. C’est un paradoxe : pour changer les règles d’accès au pouvoir, celles du système politico-médiatique et des normes constitutionnelles, il faut y accéder avant ! Il est peu responsable de faire croire que l’union de la gauche puisse concrétiser un tel projet ; dans la configuration actuelle, il n’existe pas d’autre sortie qu’un mouvement politique ouvert. La Vème république a été écrite pour un homme providentiel, charismatique ; seul Mitterrand a pu s’y glisser, pas même Pompidou (Rothschild déjà) . Aussi, c’est plus à transformer le vote FI ou celui d’une Fédération Populaire en vote utile qu’il faut travailler, autrement dit qu’elle devienne une identité politique jouable pour l’ensemble des collectifs en lutte, des Gilets Jaunes, etc. Accuser LFI d’hégémonisme est alors hors de propos ; devant cet enjeu, la gauche a peu d’argument pour condamner la prééminence supposée de LFI. La désignation du porte parole, Quatennens ou un autre, ne devrait pas être un obstacle. Préjugé favorable bien sûr pour Mélenchon, il a déjà fait ses preuves et il a un profil qui correspond au dessein de la constitution que nous voulons changer ; en revanche, le fait d’être encore trop identifié à l’histoire des gauches qui lui vouent haines et rancunes, lui est défavorable. Dans le cas où le PS devait se prononcer il s’y opposera férocement ; il a mis une ligne rouge à la Fédération Populaire : rompre avec le « populisme » ! Cette exigence spécieuse lui renvoie une prescription : celle de rompre avec le social libéralisme et qu’il en fasse l’annonce publique ! Jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas sa perspective idéologique ; le PS, avec Moscovici en défenseur accrédité des traités européens, ne peut pas s’échapper de sa culture poltico-économique.
Démocratie interne et activité politique
Un mouvement donc où chacune de ses composantes portera l’Avenir En Commun, clé de voûte pour produire les affects nécessaires à l’hégémonie du désir de progrès social ; en réunissant leurs militants dans des groupes pour l’action, non dans la compétition entre partis, organisations, groupes et fractions. Précisément, la méthode de l’union de la gauche proposée par Clémentine risque de répéter ce qu’ont produit de pire les partis lassaliens, nous nous y sommes tellement habitués ! On aime tant çà : ruptures et scissions, toujours au nom de la démocratie bien sûr ; les lamentations sur la démocratie interne ont toujours servi de prétextes aux divisions et scissions. Ce n’est pas autre chose que la dépossession des idées par les « cadres » qui se disputent le droit de dire la vérité. Robert Michels, jamais démenti, l’a montré, l’organisation lassalienne « divise tout parti ou tout syndicat en une minorité dirigeante et une majorité dirigée par une élite oligarchique » qui confisque le pouvoir (1). En ce sens la démocratie interne a été un des facteurs de crise de la gauche ; nous en héritons une certaine manière de concevoir l’action commune guidée par la stratégie du rapport de force. Plus encore, dans la gauche, que l’on dit extrême, beaucoup d’entre nous ont connu la culture du BI – Bulletin Intérieur – : des kilos de papier, qu’on ne lisait plus, pour mettre en scène les tribuns patentés qui se délectent à définir leurs positions à travers la lecture des penseurs socialistes, aussi importants soient-ils. Les « militants de base » s’y trouvent assimilés à des cibles manipulables dans des procédures semblables aux pratiques de marketing politique que nous combattons pour leurs dispositions antidémocratique.
Ce type de discussion accentue la formation des fractions, ouvre la porte aux entrismes de courants sectaires en mal d’influence et diminue les capacités d’action ou en réduit la portée. Pour LFI se serait pire encore, cela reviendrait à transformer le mouvement en Parti, à le dépouiller du coup de ce qui en est constitutif et assure sa cohésion : le consensus autour de l’Avenir En Commun. Il nous faut vérifier que d’autre procédures de débat sont possibles, qu’elles obtiennent de meilleurs résultats, que la recherche du consensus ou le tirage au sort en interne renforce la démocratie en externe. Ce thème de la « démocratie interne » porté par Clémentine est hors sujet dans un mouvement. Il y a beaucoup de façons et de lieux pour débattre, dans le groupe parlementaire FI qui donne le « la » de l’activité, dans la coordination entre composantes, dans les groupes d’action aussi évidemment. Dans ceux-ci on n’attend pas que le PG ou Ensemble disent ce qu’il faut faire, bien qu’ils puissent nourrir leur action. C’est à partir de la confrontation avec la réalité sociale que s’ajuste la politique et les tâches à mener, tout autant celles qui touchent à la laïcité ; on n’a pas forcément besoin d’une « ligne » pour savoir comment combattre Macron dès lors que l’activité se décline de l’AEC. Les intellectuels doivent du coup repenser leur rôle dans le mouvement et collaborer à l’éducation populaires comme le prône et la pratique de Frank Lepage.
La méthode de Clémentine a déjà produit ses impasses en d’autres occasions. Les assemblées de la gauche qu’elle suggère, sans doute aussi l’« Assemblée des Assemblées » des Gilets Jaunes, ne résisteront pas au « noyautage » des groupuscules. On a connu çà en d’autres circonstances, dans les comités « Front de Gauche », dans les assemblées après le référendum de 2005, avec l’épisode des comités « Juquin » empêchés de se développer par la volonté d’un courant de l’ex LCR et de son dirigeant, à présent sectateur de l’unité des gauches. Pendant la campagne juquin, Alain Krivine s’était rendu au congrès des Rénovateurs Communistes en janvier 1988 à Lyon pour exhiber David Assouline à Pierre Juquin, son directeur de campagne qu’il admirait : « je te présente un nouveau militant de la Ligue ! » lui dit-il en jubilant. Peu après il adhérait au PS. Isabelle Thomas l’avait fait bien avant lui. Elle l’a quitté pour Génération.s. Assouline y est toujours.
Populisme ? Le « retour du peuple » !
Le « populisme » est tordue dans tous les sens, surtout pour discréditer la gauche du PS. L’Ère du peuple, cette configuration socio-politique originale naissante, ne participe pas d’un « retour des populismes » dénoncé par certains : c’est le retour du peuple sur la scène politique ! Étrangeté, l’annonce tapageuse de son retour ne dit jamais de quel populisme il s’agit. Certes, on a connu des « populismes », du moins ceux que nous avons nommés ainsi. A Paris 8, avec René Gallissot, nous avons analysé les « populismes du tiers monde » fondés sur cette croyance dans la puissance du « peuple » ; elle a constitué des « démocraties populaires » : au Moyen Orient jusqu’au Maghreb, en Amérique latine, dans les pays asiatiques et bien sûr avec la fondation de l’ex URSS. C’était l’époque des révolutions et des guerres anti coloniales. Dans ces histoires, les classes et la lutte de classes avaient un rôle, mais la lutte politique a toujours été fondée sur le peuple. Les mobilisations actuelles en Algérie actualisent ce fondement politique du régime, c’est pourquoi la gauche n’y existe pas, sinon de façon marginale. L’unique point commun du retour du peuple analysé par LFI et Mélenchon avec ce populisme est la reprise de la notion de « peuple » par sa capacité à universaliser ou à forcer des contenus hégémoniques de changements suite à des mouvements sociaux d’ampleur. Pour LFI, il s’agir de construire sur cette base la souveraineté populaire à travers une identité sociale collective anti-libérale et de développer les dispositifs de décision populaire. Rien à voir donc avec les populismes de droite ou d’extrême-droite fascisants dont le dessein est d’asseoir la prépondérance des oligarchies capitalistes (lire ici ).
Comment comprendre le « retour du peuple » ? Fondamentalement, c’est le retour de l’idée de nation des révolutionnaires en 1789 reprise par L’Ère du peuple. Foncièrement différent du nationalisme fin 19ème siècle qui conduit à la « purification ethnique », son nationalisme pose l’unité du peuple à partir d’une même identité sociale et humaine de tous les individus. Le mouvement générationnel qui a fait le « peuple » à travers la construction de l’État national s’épuise du fait de l’usure du système national dans l’État national. L’infra national qui reste concerne les relations qui se développent dans la nouvelle régionalisation urbaine. On est en présence d’un processus de « dénationalisation de l’État national social ». Évidemment, l’État national ne va pas disparaître, il change de fonction pour conserver, à côté de quelques fonctions corporatives, des fonctions relais avec l’international et la recomposition d’espaces continentaux comme l’UE. Et puisqu’il n’y a plus de promesse nationale possible, à la plèbe succède la masse des petits et des dominés qui font peuple ! Le retour du peuple, c’est çà !
Conquérir la souveraineté du peuple
C’est aussi pourquoi s’affirme l’idée d’une reconquête de la souveraineté d’un peuple de plus en plus éloigné des institutions Plus encore, comment parler de démocratie et de représentation du peuple quand 90 % des députés sont des représentants directs de ceux d’en haut ? Pour les élites oligarchiques qui font mine de le représenter, le peuple, réputé incompétent, a raison uniquement quand son vote les légitime ; il ne doit pas s’occuper de ce qu’il ne peut comprendre. Il y a toujours des gros malins, juristes constitutionnalistes, pour échafauder des idées ineptes et les plus singulières ; pour l’Europe, ils ont inventé le « principe de subsidiarité » : à moi les affaires du monde, aux « citoyens » celles des trottoirs et de l’éclairage public. Or, même ce niveau a été transformé en un lieu apolitique nommé « participation ». La « politique de la ville » en a fait un impératif contre toute intention de contestation décrétée « maladie infantile » par certains intellectuels (Rosanvallon, Donzelot et autres tourainiens) ; les comités de quartier sensés régénérer la démocratie locale ont eu le même sort que les « cercles de qualité » dans les boîtes quand les patrons s’aperçurent que s’y discutaient leurs décisions. Ce fut un succédané de politique de jeunesse incorporée dans des dispositifs pour soumettre les habitants aux normes néolibérales ; le CNU de Macron en est la continuité la plus nettement réactionnaire. Sous ce paradigme, les réseaux associatifs locaux, associations d’éducation populaire historiques et celles où s’exerçaient les solidarités dans les quartiers d’urbanisation prolétaire ont été détruits et remplacés par des structures contrôlées par les préfets. Ils se recomposent peu à peu avec les résistances aux effets de la crise, aux violences policières, etc.
LFI est peut-être la dernière tentative, avant longtemps en tout cas, pour construire un mouvement populaire, avant que le social-libéralisme et l’autoritarisme fascisant du macronisme connectés aux intérêts de bourgeoisie ne s’emparent définitivement des institutions. J’espère que Clémentine saura utiliser la symbolique de l’Avenir en Commun, son contenu programmatique et sa méthode, pour gagner les abstentionnistes et tourner la page de la gauche historique, celle de ses satellites aussi, pour contribuer ainsi à un autre cycle des luttes émancipatrices.
(1) Jean Marie Vincent a traité ce point dans Max Weber ou la démocratie inachevée, Éditions Du Félin). Je le cite ici en hommage à l’intellectuel important qu’il a été ; André Gorz assurait avoir compris grâce à lui que le capitalisme ne produit pas des « richesses », mais des « valeurs », c’est à dire des objets qui ont coût marchand; c’est « combien çà coûte ? » qui compte pas leur utilité sociale.
Il était présent sur la tribune du meeting de Charléty en mai 1968, en contrôle rapproché du subterfuge Rocard-Mendès pour le compte du courant marxiste révolutionnaire du PSU. En marxiste, c’était un grand lecteur et un traducteur de Max Weber. Il eut été furieux devant les interprétations souvent fausses et abusives du « monopole de la violence légitime » de l’État. Chez Weber en effet la légitimité n’est en rien une justification des brutalités policières, ni un attribut fixe naturalisé du fait de l’existence de l’État ; elle résulte d’une croyance, donc instable et variable, diffusée dans la société qui la rend certes acceptable et même indispensable, mais condamne l’État à changer ses structures quand elle s’affaiblit ou disparaît, ce qui en train d’advenir avec les Gilets Jaunes, ou lorsqu’une autre croyance lui en dispute le monopole.
Professeur depuis peu retraité de l’Université Paris 8, son décès fut soudain. Le 9 avril 2004, à la fin d’une mélancolique journée, au son de chants de lutte interprétés par un militant italien souffreteux avec un accordéon laborieux et sanglotant, nous étions une trentaine de personne pour l’escorter, sans cérémonial, à l’image de sa modestie, vers une tombe du cimetière communal de Clamart.